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il met en scène des personnages fictifs. La raison veut que l’artiste ne se montre que dans sa création et qu’il sache s’y montrer tout entier : c’est au public de traverser l’œuvre pour aller à l’ouvrier; on ne peut du reste le contraindre à tenir compte d’une personnalité qu’il doit supposer décrite avec assez de complaisance pour exciter ses défiances.

Dans son roman, M. Walras, laissant de côté les considérations qui remplissent inutilement sa préface, aborde une question à la fois morale et sociale, dont il plaide chaleureusement les deux faces avec une satisfaisante impartialité. Si le problème n’est pas neuf, il est du moins éternellement nouveau, et l’auteur a su le rajeunir en le maintenant dans des limites faciles à mesurer, en l’entourant de circonstances qui, sans être banales, sont accessibles à chacun de nous. La durée de la passion, l’opposition des devoirs sociaux avec les sentimens individuels, la fatalité morale, il y a là pour l’analyse une matière inépuisable. Un jeune homme aime une jeune fille. Après deux années pendant lesquelles ils ont librement joui de tout le bonheur que peut donner la passion, la mère vient un jour trouver son fils, et elle lui dit avec l’accent d’une triste conviction : Vous n’avez encore vécu que pour vous, mon fils; il vous faut vivre maintenant pour le monde, il vous faut subir des sacrifices qui vous seront payés plus tard. La nature n’a créé que la passion et l’amour, la société a constitué la famille en la fondant sur le mariage. L’amour n’est pas éternel, et puisque celle que vous aimez ne peut être votre femme, quittez donc la passion avant que la passion ne vous quitte. — Toute l’idée du roman est dans la lutte du droit individuel avec les exigences sociales, et si M. Walras ne l’a pas considérée sous toutes les faces, s’il s’est montré un peu trop sobre d’épisodes significatifs, il a traité avec assez de fermeté et de précision la part qu’il s’est réservée. Son roman eût sans doute gagné à être remanié, car je ne trouve point qu’il présente tous les développemens que le sujet comportait; mais, tel qu’il est, il faut regarder Francis Sauveur comme un essai d’analyse qui mérite d’être encouragé.

Je ne me suis occupé, on le voit, que du roman, et j’en ai donné la raison. Si l’examen auquel je me suis livré n’a pas été fertile en résultats satisfaisans, il ne faut pas en tirer des conclusions contre cette forme littéraire. Le roman a donné sa mesure depuis longtemps; mais il faut dire que par la multitude d’élémens dont il doit offrir la synthèse, il contient, plus que toute autre production intellectuelle, des germes nombreux de corruption et de dépravation. Les énoncer, ce serait condamner le lecteur à subir la plus fastidieuse des énumérations. Il convient mieux, je crois, de rappeler ce qui fait à la fois la base et la sauvegarde du roman : c’est l’étude de la personnalité humaine. Tant que les écrivains ne rechercheront la variété des circonstances que pour mieux faire ressortir la vérité des caractères, tant qu’ils n’étudieront la réalité que pour la soumettre à leur interprétation individuelle et la transformer par l’harmonie de la composition, le roman restera ce qu’il doit être : l’expression la plus complète de l’art. Rien ne paraît plus simple que ces conditions, rien n’est aussi plus difficile.


EUGENE LATAYE.


V. DE MARS.