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la marquise de son projet. Dévoués au service de leur maîtresse et pleins de vénération pour sa personne, Andrès et Melitona s’entendaient pour lui désobéir et ne pas quitter les lieux où ils avaient fait leur nid. Par la force de l’habitude, ils étaient devenus comme des immeubles tout à fait impossibles à déplacer.

La marquise n’alla donc point à Madrid. Elle avait rompu avec le monde et s’efforçait de se croire heureuse au sein de la solitude. Son fils adoptif, condamné à grandir dans l’ombre, passait ses journées à lire, à étudier, à dessiner surtout, et trompait par des occupations purement intellectuelles l’ardeur de son imagination et l’activité de son esprit. Malheureusement ce régime le rendait fantasque et timide, sauvage et inquiet, fort par la pensée et incapable d’agir hors des limites étroites de l’existence qui lui était imposée.


IV.

Dans un pays comme l’Andalousie, où la vie resplendit au dehors, où la jeunesse semble rayonner partout comme un éternel printemps, Guillermo devait sembler une anomalie. S’il n’eût pas appartenu par les liens de l’adoption à une mère riche et titrée, s’il eût été laid et mal bâti de sa personne, on ne se fût occupé de lui ni pour le plaindre, ni pour le blâmer ; mais Guillermo était devenu le représentant d’une famille considérable, et la nature l’avait assez bien traité pour que le monde eût des droits sur lui. On s’étonna d’abord de cette vie solitaire : on plaignit ce jeune homme enchaîné par le caprice d’une mère adoptive, plus tyrannique et plus jalouse qu’une vieille tante ; puis on se moqua de lui. Quelques plaisans du Puerto-Santa-Maria firent sur le pauvre Guillermo des chansons qu’ils confièrent à la discrétion proverbiale des aveugles mendians. Du temps de Cervantes, les aveugles avaient déjà le privilège de réciter aux passans les vers malins qu’il plaisait aux méchans poètes d’écrire contre le prochain. Dans ces chansons, composées à la louange du fils adoptif de la marquesa del Carmejo, on désignait Guillermo par le surnom injurieux de El niño de la Rollona[1]. Du Puerto, ces couplets facétieux se répandirent à Cadix, puis à Séville, et bientôt ils furent connus dans toute l’Andalousie.

Celui que la jeunesse joyeuse des villes voisines tournait ainsi en ridicule et représentait sous les traits d’un enfant imbécile avait atteint sa vingtième année. Son esprit était cultivé ; il savait exprimer sa pensée en plusieurs langues et maniait le crayon avec une rare habileté. Il avait à cheval autant d’aplomb et beaucoup plus

  1. El niño de la Rollona, ou bien encore El de la Rollona, celui qui, déjà avancé en âge, conserve les manières et les habitudes d’un enfant.