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vendit tout ce qu’il y avait dans la maison. J’avais huit ans alors ; ma mère m’emmena à la campagne, où nous vécûmes bien pauvrement.

— Où était allé ton père ? demanda la marquise.

— En Australie, señora, répondit l’enfant ; il espérait y refaire sa fortune. Pendant cinq années, ma mère attendit de ses nouvelles ; aucune lettre n’arriva. Dévorée d’inquiétude, elle partit pour Londres dans l’intention de s’embarquer avec moi : elle voulait aller rejoindre mon père ; mais à Londres elle tomba malade. L’argent de notre passage fut bientôt dépensé ; il ne nous restait plus qu’une guinée quand ma mère… expira. J’étais orphelin, et dans une complète misère. On me mit à bord d’un navire ; un jour que nous chargions des oranges sur les bords du Guadalquivir, je fus pris d’un si grand chagrin, que je me sauvai à terre…

— Ainsi tu es Irlandais, et ton père était un caballero

— Oh ! oui, señora, un gentleman, comme on dit là-bas, un homme riche, bien élevé, et moi j’étais à bord du navire le serviteur d’une demi-douzaine de matelots grossiers… Si l’on vient me réclamer, vous me cacherez, n’est-ce pas, señora ?

— Sois tranquille, mon cher enfant, dit la marquesa ; tu m’appartiens, et personne n’a aucun droit sur toi. Tu veux bien être mon fils !…

— Oh ! señora, s’écria l’enfant en lui prenant les deux mains, je suis si heureux près de vous !

Quelques semaines après cette conversation, la marquesa, qui ne se montrait que rarement dans les villes voisines, reparut un dimanche avec Guillermo sur la promenade du Puerto-Santa-Maria. Qui n’a pas vu cette gracieuse petite ville, mollement assise aux bords du Guadelete, en face de Cadix, n’a jamais senti l’enivrement que cause le bonheur de vivre sous un climat privilégié. Il y avait sur le paseo toute une société choisie : mères de famille à la démarche solennelle, causant avec dignité de choses futiles ; jeunes filles au pas svelte, à l’œil vif, cachant des idées sérieuses sous leur rire épanoui, et qui ressemblaient, par le mouvement de leurs éventails, à de gais oiseaux battant de l’aile. Toutes ces belles promeneuses regardèrent la marquesa del Carmejo du coin de l’œil ; quelques-unes la saluèrent d’un geste affectueux, d’autres semblèrent avoir oublié son visage. Quant aux caballeros, ils s’inclinèrent respectueusement sur son passage, témoignant par leur politesse empressée qu’ils étaient heureux de la revoir. Guillermo marchait à côté de la marquesa ; cette apparition sur la place publique d’une ville élégante était son entrée dans le monde. Il composait son maintien, et prêtait une oreille attentive aux avis que lui donnait tout bas sa