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appétit prodigieux les tranches de tocino[1] frites dans l’huile et les figues sèches étalées devant lui.

Le repas fini, Bill resta dans la salle à manger, picotant d’une main distraite des grappes de raisin sec ; puis il se mit à découper une orange, dont il tailla l’écorce en petits morceaux de toute forme. La Melitona, voyant qu’il ne partait point, essaya de l’y décider en balayant l’appartement, ce qu’elle ne faisait pas tous les jours. Bill demeurait impassible au milieu de la poussière, examinant avec curiosité les grands fauteuils de cuir à clous dorés et les portraits de famille accrochés à la muraille. Quand la marquise eut achevé sa toilette et qu’elle descendit de nouveau pour demander son chocolat, elle fut un peu surprise de le trouver là si comfortablement établi.

— Tu te trouves mieux, n’est-ce pas, you… feel better ?

Quite well, perfectly well, répondit l’enfant, dont les yeux brillaient de joie.

— Diable ! se dit la marquise, il se trouve si bien qu’il ne s’en ira pas. Je ne puis cependant le mettre à la porte ; où irait-il ? Par malheur je suis à bout de mon anglais, et je ne sais comment me faire comprendre… Essayons de lui parler par gestes. — Eh ! petit, tu veux donc rester ici ?…

L’enfant regarda la marquise d’un air suppliant, rougit et baissa la tête.

— Que va dire Melitona ? pensa la marquise, et que ferai-je de ce petit inconnu, qui pourrait bien être un mauvais sujet ? Avec cela qu’il est sans doute hérétique, le petit monstre !… Il a pourtant l’œil doux et le regard affectueux ! Voyons, c’est là une question qu’il faut décider tout de suite…

Vidant d’un trait sa tasse de chocolat, la marquesa fit signe à Bill de le suivre. Elle le conduisit dans une petite pièce transformée en chapelle, dont elle ouvrit la porte tout doucement, et fit entrer l’enfant le premier. Bill ôta sa casquette, plongea le doigt dans le bénitier, fit un signe de croix et s’agenouilla. La marquise, transportée de joie, l’attira vivement à elle sur le palier et l’embrassa de tout son cœur.

— Si j’ai oublié l’anglais, dit-elle en lui prenant la main, tu auras bientôt appris l’espagnol ! Nous nous entendons sur un point capital, le reste viendra tout seul. Je te garderai, pauvre petit, reste avec nous, puisque la Providence t’a envoyé sous mon toit !

Trois jours après, Bill portait un charmant petit chapeau plat orné d’une touffe, la veste brodée sur toutes les coutures, le pantalon

  1. Viande de porc salé. En argot de bohémien, tocinos signifie des coups de fouet.