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peu plus haut : sur la rive droite, les agaves dressent comme des candélabres leurs tiges fleuries, et sur la rive gauche, des orangers, plus gros, plus élégans surtout que les pommiers normands, s’étendent comme une forêt, tout chargés de fruits mûrs.

Devant un de ces vergers se trouvait amarré, — au mois de février 184…, — un petit navire anglais qui portait écrit sur l’arrière ces deux mots : Mary-Scilly. Les Scilly sont, comme chacun sait, les innombrables îlots semés à la pointe nord-ouest du pays de Cornwall, que nous appelons les Sorlingues. La goélette Mary, après avoir laissé à Cadix sa cargaison de houille, était venue sur les bords du Guadalquivir charger des oranges. Pendant huit jours, les matelots furent occupés à transporter à bord dans des paniers ces fruits embaumés, qu’ils versaient dans la cale avec la même indifférence et le même flegme que s’il se fût agi d’y entasser du charbon. La beauté du climat et la douceur de la température semblaient ne faire aucune impression sur ces marins endurcis aux fatigues d’un rude métier. Parmi eux cependant il y avait un enfant de douze ans, un mousse, que son âge rendait plus accessible aux influences de ce printemps hâtif. Aux heures de repas, il courait à terre avec bonheur, tout surpris de pouvoir errer à l’aventure sans rencontrer à chaque pas les haies, les barrières, les clôtures de toute sorte qui, en pays anglais, défendent les propriétés contre les atteintes du passant. D’une main avide il cueillait sur les cactus ces fruits épineux chers aux muletiers et aux bohémiens que l’on nomme en Espagne higos chumbos, et croquait à belles dents les olives noires oubliées sous les arbres par le laboureur : il lui semblait que tout devait être délicieux dans un pays où les oranges mûrissent en plein champ.

Le moment vint cependant où la Mary allait partir. Deux heures avant le coucher du soleil, tout étant prêt à bord, le petit bâtiment hissa son pavillon, et l’on envoya le mousse larguer les amarres qui le retenaient au rivage. L’enfant accomplit sa tâche ; mais, au lieu de retourner sur le navire, il courut se cacher derrière un buisson. Obéissant à l’impulsion du reflux, qui commençait à se faire sentir, la Mary prit doucement son essor ; puis, une faible brise du soir venant à donner dans les voiles à peine gonflées, elle se mit à glisser sur les eaux calmées avec la rapidité du patineur qui, lancé à toute vitesse, joint ses deux pieds et semble voler sur la glace. Le mousse restait à la même place, immobile, couché dans l’herbe, qu’il étreignait de ses mains comme s’il eût voulu s’accrocher à la terre. Les rayons obliques du soleil, se glissant à travers le feuillage, traçaient sur la pelouse les dessins fantastiques d’un tapis moresque. L’air était tiède et tout imprégné de cette humidité féconde qui active la végétation au printemps. Tandis que les grives