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bataille continua ainsi, sans se ralentir et sans résultat définitif, jusqu’à l’après-midi, l’ennemi mettant en batterie non-seulement toutes ses pièces de campagne, mais encore celles de la place et ses canons de marine. Au milieu du jour, les Russes commencèrent à fléchir. Bientôt après, quoique le feu ne cessât pas, la retraite devint générale, et l’on vit des masses profondes se diriger vers le pont d’Inkerman. » Il est bien question dans le cours du récit de deux bataillons amenés par le général Bosquet. Lord Raglan se loue en termes généraux de leur concours, « s’en référant d’ailleurs, nous dit-il, aux rapports des généraux ses alliés. » Il semble toutefois que, s’il parle des Français, ce soit de sa part une affaire de pure courtoisie, à peu près de même que nous avons vu plus tard le général Pélissier remercier Sefer-Pacha et ses Turcs de l’appui qu’ils lui avaient prêté à la bataille de Tractir. La relation se termine par ces mots d’une jactance singulière : « J’ai tout lieu de croire que le chiffre des troupes russes ne pouvait pas être inférieur à 60,000 hommes. La perte de l’ennemi a été excessive; l’on estime que les Russes ont laissé sur le champ de bataille près de 5,000 morts, et que leur perte intégrale en tués, blessés et prisonniers, n’a pas été moindre de 15,000 hommes. Votre grâce (la relation est adressée au duc de Newcastle) sera étonnée d’apprendre que le chiffre des troupes anglaises engagées ne dépassait que de peu 8,000 hommes. »

Nous ne savons si sa grâce s’étonna d’une telle affirmation, mais le Moniteur ne s’en étonna point. Il voulut bien nous expliquer que les Anglais avaient ainsi combattu 1 contre 7, et plus tard, à la fin de l’action, au moins 1 contre A. Quelques jours après, il en vint même à gourmander lord Raglan de sa modération, disant qu’il avait eu la gloire de vaincre, non pas 60,000 Russes, mais 70,000, et même plus encore. De leur côté, nos généraux, en rendant compte de la bataille, évitèrent avec soin toute allusion qui pût froisser l’amour-propre des Anglais; ils firent bien quelques réserves[1], mais avec la discrétion commandée par les circonstances. Personne en France du reste n’y accorda la moindre attention; l’on se piquait d’oublier les vieilles rivalités nationales, et de savoir rendre justice à la valeur de nos alliés. Il demeura donc constant pour tous qu’une poignée d’Anglais avait vaincu à Inkerman une innombrable armée russe. C’est encore là le thème consacré, si bien que, de deux ponts construits à Paris depuis cette époque, l’un s’appelle le pont de l’Alma, et l’autre ne s’appelle pas le pont d’Inkerman.

  1. Le général Canrobert évalue l’armée russe à 45,000 hommes au lieu de 60,000, et sa perte à 9,000 hommes au lieu de 15,000. De son côté, le général Bosquet, sans le dire expressément, laisse comprendre que les Anglais étaient hors d’état de le soutenir quand il prit l’offensive, et qu’il se trouva ainsi débordé sur sa gauche.