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ne recueille que les murmures de ses amis et les malédictions de ses ennemis. Qu’ai-je de mieux à faire que de me retirer de la scène ? »

Hamilton se sentait plus affligé qu’étonné par le triomphe du parti démocratique. À ses yeux, le jeu naturel des institutions américaines devait presque inévitablement amener au pouvoir ceux qui promettaient de le mettre au service des passions de la multitude. Il n’avait jamais cru au succès de la grande expérience tentée par son pays d’adoption. La république démocratique n’avait nulle part encore été essayée sur une aussi vaste échelle. Il lui paraissait également impossible que les divers peuples de cet immense empire pussent marcher simultanément d’accord dans les voies de la raison, et qu’en l’absence de tout pouvoir permanent, de toute autorité indépendante de la fantaisie populaire, le gouvernement pût faire son métier, conserver assez de force de résistance contre ses maîtres pour les défendre contre leurs mauvais penchans, pour les empêcher de se quereller, de se diviser, de se combattre, pour mettre l’Amérique du Nord à l’abri du fléau qui est devenu le mal chronique des républiques de l’Amérique du Sud, la guerre sociale au sein des provinces et la guerre civile entre elles. Le danger n’était évidemment pas aussi grand ni le mal aussi prochain que le croyait Hamilton ; ses tristes présages sur le sort de la constitution américaine ne se sont point réalisés. La république démocratique de l’Amérique du Nord a trouvé précisément un élément de stabilité dans cette division du pays en états distincts et dans cette étendue gigantesque de son territoire qui avaient tant alarmé certains de ses fondateurs.

Hamilton avait-il néanmoins tout à fait tort de douter de la durée de son œuvre ? L’avenir le dira. Jefferson lui-même portait parfois un regard inquiet sur l’avenir. Lui qui se vantait d’avoir, sinon fait, du moins voulu cette révolution pacifique de 1801 qui avait donné libre carrière aux instincts du pays, il se plaignait un jour à M. Correa de Serra, ministre de Portugal aux États-Unis, de la puissance irrésistible du flot démocratique, qu’aucune digue ne contenait plus. Son malicieux interlocuteur lui répondit : « Quel dommage que vous n’ayez pas bouché le trou par lequel vous êtes passé ! »


CORNÉLIS DE WITT.