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IV.

Jefferson éprouva en arrivant à Monticello un vrai soulagement et un vrai plaisir : il était las de partager le pouvoir avec ses adversaires, de passer sa vie dans leur société et sous leurs regards, d’avoir sans cesse à lutter, à dissimuler, à se contenir et à se compromettre ; il retrouvait enfin la paix, le repos, la liberté de ses mouvemens et de son langage. À Philadelphie, toutes ses idées étaient contestées, toutes ses paroles étaient travesties, tous ses actes étaient attaqués. À Monticello, plus de malveillans, plus de contradicteurs : ses voisins lui faisaient la cour ; ses commensaux le prenaient pour oracle ; il n’était entouré que d’adorateurs et de croyans. Néanmoins il s’ennuya vite de ses admirateurs de province et de ses champs, et au bout de deux ou trois mois, il ne célébrait plus les charmes de la vie rurale que par habitude ou parti-pris. Il jurait de ne jamais sortir de sa retraite ; il protestait de son dégoût pour la politique, mais ses lettres en étaient pleines, et il ne pouvait en parler de sang-froid. Ce sage philosophe si détaché du monde avait dans sa solitude de singuliers accès de rage fanatique et d’espérance chimérique. Il disait en regardant l’Europe : « Je compte bien que la honteuse déroute des tyrans envahisseurs de la France allumera la colère des peuples contre ceux qui ont osé les mêler à d’aussi méchantes entreprises, et qu’elle aura pour résultat de faire monter les rois, les nobles et les prêtres sur les échafauds qu’ils ont si longtemps inondés de sang humain. Je me surprends encore à m’échauffer lorsque je songe à ces misérables ; mais je le fais le moins possible, préférant de beaucoup contempler le tranquille accroissement de ma luzerne et de mes pommes de terre. » À l’en croire, un seul spectacle aurait pu lui paraître plus doux, celui de l’envahissement de l’Angleterre par les armées françaises. « Si je parvenais à voir nos bons alliés en paix avec le reste du continent, je ne douterais pas de dîner à Londres avec Pichegru l’automne prochain, car je serais, je crois, tenté de me séparer pour un peu de temps de mes trèfles et d’aller saluer l’aurore de la liberté et du républicanisme dans cette île. » L’Europe n’avait pas seule le privilège de faire sortir de son assiette l’esprit de Jefferson. Il profitait de ses loisirs pour se livrer secrètement à de véritables débauches de langage sur les affaires américaines. Il faisait un crime au gouvernement d’avoir réprimé les troubles de la Pensylvanie, et à l’opposition d’avoir toléré qu’on les réprimât ; il reprochait à Washington d’avoir habilement soulevé l’opinion contre les vrais promoteurs de l’insurrection, les