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en changer. En vain John Adams et Hamilton lui donnèrent-ils sur ce qu’ils voulaient pour leur pays les explications les plus loyales et les plus rassurantes : il lui convenait d’être inquiet, et il lui était doux d’être injuste. Ce spirituel libre penseur avait beaucoup de peine à admettre qu’on put honnêtement contrarier son avis et se trouver sur son chemin. Il avait l’esprit absolu et les nerfs irritables : toute résistance le choquait, toute lutte l’agaçait, tout adversaire devenait à ses yeux un ennemi, ennemi d’autant plus détesté qu’il était plus redoutable. Jefferson conservait encore quelque indulgence pour John Adams, parce qu’il ne prenait pas John Adams fort au sérieux ; mais il ne pouvait pardonner à Hamilton d’avoir sur lui l’avantage de l’autorité naturelle et de la hardiesse politique. C’était le secrétaire d’état qui avait reçu la première place dans le cabinet, et c’était le secrétaire du trésor qui y avait pris la situation d’un premier ministre. C’était Jefferson qui avait le plus ménagé l’opinion, et c’était Hamilton qui, à un moment donné, pouvait exercer directement sur elle le plus d’empire. Il avait un avis sur toutes choses, et pour le faire prévaloir il n’hésitait jamais à pénétrer dans le département de ses collègues, à contrôler leurs actes, au risque de froisser leur amour-propre ou de se compromettre. Il n’avait aucune peur du public ; il savait et il osait lui parler, et il était toujours prêt à prendre la plume pour démasquer ses adversaires et dévoiler leurs sophismes. C’était donc un rude jouteur avec lequel il était dangereux de se mesurer. Ses anciens compagnons d’armes l’appelaient affectueusement « le petit lion, » et après la publication d’un de ses plus efficaces pamphlets, il arrachait à Jefferson ce haineux hommage : « Hamilton est un vrai colosse pour le parti anti-républicain ; à lui seul il fait nombre, et vaut une armée. »

Jefferson ne se sentait pas pressé, on le comprend, de rencontrer un pareil adversaire en bataille rangée. Dans l’intimité, il médisait avec une apparente indiscrétion de tous les actes provoqués par son collègue, il le désignait sans pudeur à la rage de la presse démocratique ; mais il veillait en même temps avec la prudence d’un vieux diplomate à ne jamais lui fournir un motif officiel de plainte, à ne pas empiéter sur ses attributions, à désavouer toute participation dans les articles de journaux qu’il inspirait, à éviter tout éclat qui aurait pu indisposer le président et donner carrière aux grandes qualités d’Hamilton pour la guerre ouverte. Il avait lui-même le sentiment que la situation était délicate et la mesure difficile à garder, et il se lassa bien vite d’avoir à exercer une vigilance qui ne pouvait le mettre à l’abri de tout péril. La lutte était à peine engagée depuis un an dans le cabinet, qu’il parlait déjà de se retirer du combat pour