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qu’il était ministre des États-Unis à Paris[1], « c’est que je puis en remplir les devoirs sans être vu par ceux au profit desquels je les remplis. » Et il faisait vœu de ne jamais sortir de ce demi-jour dans lequel il aimait à vivre. Il fut donc presque aussi contrarié que flatté d’apprendre, en débarquant à Norfolk le 20 novembre 1789, que le président l’avait appelé à la première place dans son cabinet. Le poste de secrétaire d’état, qui lui était offert par Washington, embrassait dans ses attributions le gouvernement des affaires étrangères et d’une partie des affaires intérieures. C’était une lourde charge, mais à laquelle on ne pouvait se soustraire sans s’amoindrir. Jefferson craignait d’ailleurs autant de s’exposer à déplaire au chef tout-puissant de la nation que d’affronter les sévérités du public : après avoir timidement avoué à Washington sa répugnance pour la responsabilité et son désir d’être renvoyé à Paris, il fut assez bon courtisan pour promettre de faire au besoin violence à ses goûts. « Ayez la bonté de me marquer formellement votre désir, et je m’y conformerai de tout mon cœur. Si vous m’ordonnez de rester à New-York, j’aurai pour principale consolation de travailler sous vos yeux, et pour seule sauvegarde l’autorité de votre nom et la sagesse des mesures qui seront dictées par vous et implicitement exécutées par moi. » Washington insista, mais avec une libérale discrétion. Jefferson accepta sans effort. Il n’était ni un patriote assez désintéressé, ni un ambitieux assez impatient pour rechercher les postes difficiles ; mais lorsqu’il les voyait venir à lui, il avait trop de confiance dans sa fortune et dans son savoir-faire pour se laisser longtemps troubler par d’inutiles inquiétudes.

Eût-il été moins optimiste, ses soucis se seraient bientôt dissipés. Il arrivait en Amérique dans un de ces momens qui suivent les révolutions heureuses[2], où les peuples se sentent satisfaits d’eux-mêmes et de ceux qui les guident, et où la bonne humeur publique est pour ainsi dire contagieuse. Affranchis des entraves que l’impuissance du congrès avait longtemps mises à leur essor, débarrassés du pacte fédéral qui les divisait en treize petites républiques, les États-Unis, devenus une nation, entraient, pleins de force, de jeu-

  1. Voyez la première partie dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1857.
  2. Pendant le séjour de Jefferson en Europe, la plus heureuse révolution s’était en effet opérée en Amérique. Lorsqu’il avait quitté son pays en 1784, l’indépendance des États-Unis était déjà conquise ; mais le gouvernement de l’Union n’était pas encore fondé : Washington et ses amis n’avaient encore accompli que la première moitié de leur œuvre. Le pacte fédéral, connu sous le nom d’Articles de confédération et d’union perpétuelle, qui tenait alors lieu de constitution aux États-Unis, ne semblait avoir été conclu qu’en vue d’accuser l’impuissance du congrès, seul lien entre les états, seul pouvoir central, pouvoir sans moyens d’action, sans droit de coercition, et qui, pour faire exécuter ses décrets, avait besoin du libre assentiment de treize petites républiques souveraines et rivales. Ce fut pour tirer les États-Unis de la division et de l’anarchie où ils étaient tombés par suite de la faiblesse du lien fédéral, ce fut pour réunir les treize états en un corps de nation que s’assembla la convention de Philadelphie le 14 mai 1787. Sous la direction de Washington, de Franklin, de Hamilton, de Madison, de Gouverneur Morris, elle fit cette admirable constitution, qui, depuis plus de soixante ans, règle les destinées de l’Amérique. La nouvelle loi fondamentale entra en vigueur le 4 mars 1789, et Washington, porté à la présidence par le vœu unanime de ses concitoyens, accepta la mission de mettre en mouvement la puissante machine politique que la convention de Philadelphie avait créée. C’est cette grande réforme du gouvernement des États-Unis que l’on a quelquefois appelé en Amérique la révolution de 1789.