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intérêt, car l’ancien chant de l’église russe et le système de neumation qu’elle employait autrefois sont aujourd’hui presque ignorés, même en Russie.

En suivant dans cette revue de nos manuscrits slaves le révérend père Martinof, nous devons remarquer, avec toute l’attention à laquelle il nous convie, un volume tchèque transcrit dans le XVIe siècle, et où se trouve une partie des œuvres du philosophe bohème Thomas de Schtitny. Son Traité philosophique, écrit en 1480, consiste en une suite de considérations sur Dieu, les anges et l’homme, sous forme de dialogues entre un père (l’auteur lui-même) et ses enfans. Les travaux de Schtitny, longtemps enveloppés de ténèbres, ont fixé naguère l’attention de plusieurs savants, et entre autres de MM. Hanouch, qui a donné une Analyse de la philosophie de Schtitny (Prague, 1852), et Wenzig dans ses Studien über Thomas von Schtitny (Prague, 1857). Grâce à l’habitude qu’avait l’auteur bohème de retoucher ses ouvrages, ses Entretiens ont eu trois rédactions différentes ; le manuscrit de Paris nous présente la dernière, qui pourrait être consultée avec d’autant plus de profit, que les deux premières semblent seules avoir été étudiées jusqu’à présent.

Schtitny est accompagné dans le volume précité d’un autre écrivain de la même nation, Kheltchiçky, que l’on croit communément avoir été maître-tailleur de profession, et qui est connu par la part active qu’il prit aux controverses et aux guerres religieuses dont la Bohême fut le théâtre au XVe siècle. L’horreur de toute contrainte imposée à la conscience, de toute intervention de la force ouverte dans les affaires de religion, une aversion profonde contre la noblesse et le clergé, le mépris et la haine de tout pouvoir, tels sont les sentimens qui éclatent à chaque page des ouvrages de Kheltchiçky, et qui se retrouvent notamment dans son Traité de la foi et de la religion, composé en 1437, et que nous a conservé notre manuscrit tchèque. Il y expose avec complaisance son utopie de république spirituelle, dont tous les membres n’auraient d’autre lien que celui de la conscience, d’autres dignités ou richesses que celles que procurent la foi et le nom de chrétien ; la guerre en serait bannie, et chaque citoyen devrait se laisser immoler plutôt que de recourir aux armes pour sa propre défense.

J’ai essayé de donner une idée du livre du révérend père Martinof et de l’intérêt que méritent les recherches auxquelles il s’est voué. Nous sommes heureux d’apprendre, par les paroles qu’il laisse échapper en plusieurs endroits de son livre, que ce n’est là qu’un prélude à d’autres travaux plus considérables sur l’ancien monde slave. Ces études, si florissantes maintenant en Russie, et auxquelles l’Europe occidentale est restée longtemps étrangère, personne ne peut nous les faire connaître mieux que lui, qui est familiarisé avec la langue antique et moderne de sa patrie, et qui écrit la nôtre avec élégance. Cette tâche lui est dévolue, et les facilités pour la remplir ne lui manqueront pas dans la compagnie dont il fait partie, et qui a toujours eu un tact merveilleux pour seconder et mettre en valeur les aptitudes diverses qu’elle sait si bien recruter.


ED. DULAURIER


V. DE MARS.