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plaidoyer en faveur de l’individu contre l’iniquité sociale. M. Brownson nous apprend qu’il lut et relut pendant des années ce dangereux ouvrage. Ce fut un tort. Les hommes qui sont attentifs à préserver leur santé intellectuelle lisent de tels livres une ou deux fois à peine, car si la première lecture peut élargir notre sentiment de la justice, il est à craindre que la seconde ne nous enseigne la révolte. C’est là ce qui est arrivé avec Godwin pour M. Brownson, et pour bien d’autres à sa suite.

À cette époque, les États-Unis, cette terre de rendez-vous de tous les utopistes, reçurent la visite de deux personnages célèbres, Robert Owen et Fanny Wright. Robert Owen était venu jeter les fondemens de cette célèbre communauté de New-Lanark, qui vécut quelques mois sous le nom d’Harmonie, et qui s’écroula en laissant son fondateur en pleine détresse financière. Le caractère et les principes de Robert Owen sont trop connus pour que nous nous y arrêtions ; notons seulement qu’il fut le premier initiateur de M. Brownson aux doctrines socialistes. Fanny Wright est moins connue, et par conséquent plus intéressante. C’était une dame écossaise, ardente philanthrope, et qui avait fait son éducation dans les théories utilitaires de Jérémie Bentham. Elle était riche, et mit sa fortune au service de ses idées ; elle vint aux États-Unis avec le projet de mettre fin à l’esclavage. Son plan consistait à faire conquérir aux nègres leur liberté par le travail. Fanny Wright acheta une plantation, mit son plan à exécution, y perdit son argent et ses soins, n’en éprouva aucun dépit, et donna à ses nègres la liberté qu’ils n’avaient pas su ou pu acheter. Malheureusement, lorsqu’on est utopiste, on ne se corrige jamais, et on se console en cherchant la quadrature du cercle de n’avoir pas trouvé le mouvement perpétuel. Enhardie par l’insuccès, elle médita sur les moyens de régénérer la société. Elle en découvrit trois : la suppression de toute religion et le bonheur terrestre considéré comme l’unique destination de l’homme, le mariage libre, et l’éducation par l’état, Fanny Wright fit une triste fin ; elle se maria à un Français nommé Darusmont, qui l’accompagnait dans ses excursions à travers les États-Unis, et qui rendit cette femme libre plus malheureuse que les esclaves dont elle avait rêvé l’émancipation.

Sous des maîtres si sûrs, M. Brownson fit de rapides progrès. Il foula aux pieds tous les vieux préjugés sociaux, mariage, propriété, droits du travail ; il refusa au père le droit de léguer sa fortune à ses enfans, parce que ce n’était pas un droit naturel, mais créé par la société, et, comme il le dit lui-même, municipal. Il rejeta l’indissolubilité du mariage sous le prétexte que l’amour n’était pas libre, mais fatal, qu’il naissait et cessait selon une loi mystérieuse qui ne souffrait aucun contrôle. Il était trop difficile toutefois de faire adop-