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à demander à chacune d’elles l’explication qu’elle ne pouvait lui donner. Il ne voit jamais les choses d’ensemble et d’un seul coup d’œil, mais successivement et en détail. Aussi a-t-il été souvent conduit à accorder une importance exagérée à des doctrines qui n’ont qu’une valeur secondaire, un intérêt capital à des questions d’un ordre inférieur. En outre, il ne voit jamais les questions et les doctrines sous leur aspect métaphysique; il les considère toujours sous leur aspect religieux. Il est par conséquent entraîné à négliger toutes les questions de méthode et de principes. La fin de l’homme le préoccupe beaucoup plus que son origine, et il ne s’arrête pas longtemps à méditer sur le principe de sa nature. Il aime beaucoup plus à raisonner qu’à savoir d’après quelle logique raisonne son esprit; l’exercice de sa raison lui suffit, sans la connaissance des lois qui régissent cet exercice. Détestable méthode pour arriver philosophiquement à la connaissance de la vérité, pour acquérir une certitude scientifique, mais disposition excellente pour être le jouet de tous les systèmes qui passent et la dupe de toutes les théories.

La conversion de M. Brownson n’est donc nullement miraculeuse; il n’a fallu pour l’opérer aucun coup de la grâce divine. C’est une conversion à l’américaine, froide, sensée, honnête, fondée sur des motifs pratiques et appuyée sur des raisonnemens judicieux. M. Brownson n’a subi aucun de ces entraînemens passionnés qui d’ordinaire caractérisent les conversions catholiques; il a fait avec l’église catholique un mariage de raison. Toute sa vie M. Brownson avait porté assez légèrement le poids de ses doutes. Quand il s’est converti, il n’a eu à faire aucun sacrifice moral. Il n’abandonnait aucune grande conviction; il n’avait aucun regret pour des doctrines chéries de toutes les forces de l’âme. Sa conversion n’a pas scindé sa vie en deux parties, elle l’a confirmée et achevée. Heureux homme! Malheureusement il n’y a là rien de bien héroïque. M. Brownson n’a eu à déployer aucun courage moral, ni contre lui-même, ni contre la société au milieu de laquelle il vit. IL n’a perdu probablement à sa conversion aucun de ses amis; il n’a froissé aucun intérêt de caste, ni trahi aucun intérêt de parti. Il peut, selon toute vraisemblance, continuer à parler du principe de la souveraineté du peuple avec M. Bancroft et de l’alimentation pythagoricienne avec M. Bronson Alcott. Il n’a pu soulever de grandes animosités dans un état qui reste indifférent à tous les cultes et dans une société qui professe que chaque individu est maître de disposer à son gré de son âme. Chaque jour, ses compatriotes accomplissent l’acte qu’il vient d’accomplir, sans croire faire preuve d’héroïsme. On sait qu’aux États-Unis les divers membres d’une même famille choisissent librement leur église, et ne se croient pas tenus de partager les mêmes convic-