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— Pourquoi donc m’avez-vous secouru ?

— Que sais-je ?… Vous avez crié : Allah Akbar ! qui est une formule arabe. J’ai cru rencontrer un ancien camarade d’Afrique, égaré comme moi au Kentucky, et je suis accouru. Vous trouvez sans doute ma réponse plus sincère que polie : c’est que j’ai appris la sincérité en France et oublié la politesse en Amérique.

— Eh bien ! cher monsieur Acacia, après la Providence et vous, c’est au vénérable Abulféda que je dois la vie.

— Quel est ce vénérable ?

— C’est un historien arabe.

— Vous lisez l’arabe ?

— Et l’indoustani.

— Que venez-vous faire en Amérique ? Ces choses-là sont mille fois mieux payées en Europe. Tout le monde ici connaît Washington, Jefferson, le prix du coton, du blé, du cochon salé, le prix et le produit d’un acre de terre. Voilà qui est utile, qui repose l’esprit, qui élève l’âme. Moi-même, moi qui vous parle, je ne suis pas sans littérature ; avant d’aller en Afrique, j’ai fait de bonnes études au collège. Plus tard, j’ai lu vingt fois la théorie de l’école de bataillon et de la charge en douze temps, l’Art de la Charpente de M. Kaft, et le Manuel du Charpentier de MM.  Hanus et Biston ; j’ai lu le Traité de la Menuiserie du savant Roubo, et composé, quand j’étais sans ouvrage, un poème élégiaque sur les amours de la Varlope et du Vilebrequin ; mais quant à lire l’arabe et l’indoustani, cela passe ma portée. D’où vous vient cette fantaisie ?

— Ce n’est pas une fantaisie, dit Lewis, c’est une vocation. Au sortir d’Oxford, un de mes oncles, directeur de la compagnie des Indes, me chargea de convertir les Hindous de Bénarès, moyennant deux mille livres sterling par an. Tout en prêchant des gens qui ne m’écoutaient guère, j’étudiais avec un vieux brahmine le sens intime des védas et la haute métaphysique cachée sous les symboles du Ramayanâ et du Bhagavatâ Pouranâ. Après plusieurs discussions théologiques, je voulus baptiser mon professeur ; il s’échappa de mes mains. Le lendemain, comme je me promenais seul sur les bords du Gange, cinq ou six brahmines, parmi lesquels ce malheureux, me jetèrent dans le fleuve. Sorti de là, car je suis bon nageur, je les fis tous pendre, et je partis pour Djeddah, dégoûté des brahmines, mais non pas des Arabes. Le jour de mon arrivée, je pris un dictionnaire arabe, la Vie de Mahomet, par le sage Abulféda, et je fis annoncer ma visite au grand-chérif de la Mecque.

— Quelle rage de sauver son prochain !

— J’obéis au précepte du Christ : Allez et enseignez les nations. Six mois après, je portai la Bible au successeur du prophète. Il me reçut fort bien, me fit manger un mouton qu’il découpait avec ses