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— Comment ! vous n’avez pas d’orgue ?

— Qu’importe l’orgue et sa frivole harmonie ? Mon cher monsieur, quelque musique que vous fassiez, celle des anges sera toujours meilleure. Offrez à Dieu un cœur pur, il n’en demande pas davantage, et, s’il vous faut de la musique à tout prix, songez que mon cornet à piston vaut encore mieux que le flageolet aigu d’Isaac Craig, qui fait la joie et l’orgueil des méthodistes.

— Je me rends, dit l’Anglais ; mais que voulez-vous faire d’une secte nouvelle ? Vos recettes en vaudront-elles mieux ?

— Vous allez au fond des choses, je suis content de vous. Sachez donc que je suis fort contrarié d’avoir affaire à dix ou douze congrégations et à un pareil nombre de ministres. Je perds du temps à régler mes comptes avec chacun ; quelquefois mon commis me vole la moitié de la recette. De plus, la taxe n’est pas uniforme, et varie suivant la fortune des fidèles. Cela dérange ma comptabilité. Ajoutez que mes ministres sont des pédans, des cuistres qui se feraient fouetter pour un dollar et qui jettent du discrédit sur mon entreprise. Je voudrais chasser tous ces gens-là, les remplacer par un digne ministre de la parole de Dieu, et, comme Louis XIV en France, établir une religion unique à Oaksburgh. Vous êtes jeune, vous êtes beau, vous êtes savant, vous venez de loin, vous pouvez orner vos sermons de récits merveilleux sur l’Orient et l’Occident ; croyez-moi, vous aurez la vogue. Toutes les femmes voudront vous entendre, et chacune traîne au moins un homme à sa suite. Nous trouverons vous et moi de grands avantages dans ces conversions. Mes frais de perception seront diminués ; je n’aurai plus affaire qu’à un gentleman, je ruinerai mon ami Craig, et je pourrai vous donner des appointemens dignes de vous et de moi.

— Il y a des rencontres singulières, dit l’Anglais. Aurais-je pu deviner ce matin que j’irais ce soir catéchiser les habitans d’Oaksburgh ?

— Mon cher monsieur, dit Acacia, vous devriez être encore plus étonné de vivre.

— Dieu aide ses serviteurs, dit modestement Lewis. Il vous a envoyé vers moi comme un Judas Macchabée pour frapper les soldats d’Antiochus.

Chaque peuple a ses coutumes. Les Anglais citent la Bible, et nous, Molière ou Rabelais. Aussi Acacia ne fut-il pas étonné de la comparaison. — Vous me faites trop d’honneur, dit-il en souriant ; je suis moins Macchabée que vous ne croyez, et trop sage pour me mêler sans raison des querelles des passans… Depuis l’invention des revolvers, la moindre dispute finit par un feu de peloton. Faut-il, pour sauver le premier venu, s’exposer à recevoir vingt balles, et perdre un quart d’heure qui vaut peut-être dix dollars ?