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tous côtés, ses nerfs déchirés et ses chairs traînent en lambeaux, et lui regarde le ciel et chante de sa voix harmonieuse.

« Frappez-moi, coupez-moi en morceaux, chiens ; Catzantonis ne craint ni le vizir Ali, ni le fer, ni le marteau, ni l’enclume.

« Depuis une heure, ils le brisaient. Leurs mains tombent de lassitude, les Bohémiens ennuyés lui coupent la gorge. Le larynx déchiré s’ouvre et se referme, le sang s’élance en jets noirs, et dans sa rouge écume, dans le son rauque du râle, on entend les paroles entrecoupées du chant.

« Frappez-moi, coupez-moi en morceaux, chiens ; Catzantonis ne craint ni le vizir Ali, ni le fer, ni le marteau, ni l’enclume.

« Le platane, quand il sentit l’écume du sang dans ses veines, l’avala impatient, afin que la terre ne la bût pas, et dès cette heure il étendit ses branches si lourdes et si épaisses, que, la nuit, dans ses rêves, le vizir Ali les voyait s’appesantir sur lui, et il criait, et il s’épouvantait en songeant au jour où ses rameaux couvriraient la ville[1] de leur ombre. »


J’ai essayé de montrer l’intérêt à la fois historique et littéraire que présentent les Μνημόσυνα. Il n’est peut-être pas inutile, dans un temps où l’on croit peindre les nations en crayonnant leur caricature, de mettre en relief les qualités qu’elles ont reçues de la Providence. À l’époque où l’Occident se passionnait pour les Hellènes, on se faisait sur leur compte plus d’une illusion. On voulait voir un Aristide dans chacun des chefs politiques de l’insurrection grecque et un Epaminondas dans chaque capitaine de la Morée et de l’Epire. Aujourd’hui on tombe dans une autre extrémité ; on a presque révoqué en doute la bravoure d’un peuple qui a vu dans ses rangs les Markos Botzaris, les Odyssée, les Kanaris, les Gouras, les Kolocotronis, les Nikitas et les Miaoulis ; on refuse toute espèce d’abnégation à la race énergique qui a produit les martyrs de Souli, de Parga et de Missolonghi ! Les Μνημόσυνα viennent à propos remettre en mémoire des actions véritablement dignes de l’admiration de tous les hommes libres. L’ardent patriotisme du poète de Leucade trouvera, je n’en doute point, un écho dans les âmes indépendantes. On lui saura gré d’avoir consacré son talent à une noble cause. En lisant ces chants inspirés par un pieux enthousiasme, on oubliera volontiers les fautes que les Grecs ont commises. Du reste, s’ils ont à la fin d’une lutte immortelle compromis leur nationalité par des divisions regrettables, il faut en accuser les primats[2] bien plutôt que la masse de la nation, qui resta jusqu’à la fin héroïque et dévouée. Enfans, vieillards et femmes prodiguaient leur or et leur sang pour le service de la cause commune, tandis que des hommes qui avaient

  1. « La ville » désigne la cité de Constantin.
  2. Les Turcs les nommaient khodjas-bachis. Ils formaient une sorte d’aristocratie d’argent.