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REVUE DES DEUX MONDES.

« LES MORTS. — Sors, présente-toi, Athanasi Vaïas, viens courir avec nous, sors, n’aie pas peur, nous ne sommes pas des loups. Montre-nous le chemin de Gardiki.

« En criant ainsi, les morts, comme saisis de rage, se précipitent sur moi, et de leurs ongles, de leurs dents, font voler la terre noire qui me couvrait en la fouillant, en la labourant.

« Et quand ils m’ont trouvé, tous ensemble me traînent dehors, et en riant et en criant ils m’emportent impitoyablement là où ils m’avaient dit d’abord.

« Nous courons, nous volons ; notre vol siffle et détruit la création. Le noir nuage en passant fait trembler les rochers et embrase la terre.

« Le vent souffle dans nos linceuls comme s’ils étaient des voiles, et dans cette course horrible nos ossemens pourris se détachent d’eux-mêmes et parsèment le terrain.

« La chouette volait toujours devant nous en criant : « Athanasi Vaïas ! » Ainsi nous arrivâmes sur les lieux où de cette main j’ai égorgé tant de monde.

« Quelles tortures ! quelle terreur ! que de malédictions ils ont lancées sur moi ! Ils m’ont donné à boire du sang figé. Regarde, j’en ai encore la bouche toute pleine.

« Et tandis qu’ils me traînaient et qu’ils me foulaient aux pieds, quelqu’un des morts a crié… Tous s’arrêtent pour écouter… Sois le bienvenu, vizir Ali ; par ici on entre dans la cour, par ici…

« Tous se précipitent sur lui en me laissant seul. Personne n’est resté auprès de moi. Je leur ai échappé et j’ai couru jusqu’ici, ma femme, pour partager ta couche.


« L’INCONNUE. — Athanasi, j’ai tout entendu. Retire-toi maintenant, car il est temps que tu rentres dans ta tombe.

« LE REVENANT. — Dans ma tombe, je veux avoir pour compagnons trois baisers de ta bouche.

« L’INCONNUE. — Quand on a jeté sur toi l’huile[1] et la terre, je suis venue en secret et j’ai baisé tes lèvres[2].

« LE REVENANT. — Il y a trop longtemps… L’enfer m’a emporté ton dernier baiser.

« L’INCONNUE. — Fuis, j’ai peur de tes yeux féroces. Tes chairs en pourriture tombent en lambeaux. Retire-toi, cache tes bras, ils sont si maigres qu’on les prendrait pour des couteaux.

  1. Le poète rappelle ici la coutume de l’église grecque de verser de l’huile sur le cadavre et de l’asperger avec la terre en prononçant les mots terribles : Γῆ εἶ καὶ εἰς γῆν ἀπελεύσει.
  2. Ces mots ont un sens tout particulier, car, dans la bouche de la femme de Vaïas, ils montrent l’horreur qu’on sentait et la peur qu’on éprouvait à l’aspect du cadavre de cet assassin célèbre. Sa veuve elle-même n’a pas eu le courage de lui donner le dernier baiser dans l’église ; elle n’a pu l’embrasser qu’en secret, au moment où on allait fermer la fosse sur lui.