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jeune femme, ce fut le poète. Immermann fut ébloui ; l’esprit, la grâce, la bonté de Mme de Lützow, cette fleur d’aristocratie intellectuelle et morale qui brillait dans toute sa personne, lui apparurent comme la réalisation d’un rêve poétique. Il ne connaissait encore que la société des petites villes ; les élans de son imagination avaient toujours été comprimés par la vulgarité de son existence provinciale ; cette fois tous les songes qui consolaient ses ennuis semblaient avoir revêtu un corps, et ce poète, qui longtemps peut-être aurait douté de lui-même, sentit tout à coup qu’une étincelle sacrée venait de toucher son âme. « Jamais, dit Mlle Assing, jamais le Tasse, en ses extases, n’a ressenti pour la princesse d’Esté plus d’admiration et d’amour qu’il n’y en avait dans le cœur de Charles Immermann pour Élisa de Lützow. Cette comparaison s’offre naturellement à la pensée ; les amis d’Elisa lui ont trouvé maintes ressemblances avec la noble Éléonore : c’étaient la même âme élevée et délicate, la même douceur sérieuse, la même mélancolie pénétrante, la mélancolie de la nuit éclairée par la lune, le même feu ardent et voilé ; elle aussi, comme Éléonore, en attirant tous les cœurs, leur inspirait à tous le respect. »

La comparaison n’est pas de tout point exacte ; Immermann n’est pas un Tasse germanique. Il a dit lui-même dans un vers bien frappé : « Ils ont commencé par la force, ceux qui finissent par la beauté ; »

Mit Kraft begannen, die mit Schoenheit enden.


J’ignore si l’auteur de Ghismonda serait arrivé un jour à l’expression du beau ; il est certain du moins qu’il débuta par des œuvres ardentes, tumultueuses, que n’éclairait point le sourire de la grâce. Cette adoration platonique pour Mme de Lützow mit en jeu toutes les puissances de son âme ; de cette mâle nature, ainsi remuée par une secousse soudaine, on vit sortir ce qu’elle contenait : des inspirations rudes, confuses, épineuses, mais d’un jet singulièrement hardi. Le même rayon de soleil qui fait épanouir les fleurs fait frissonner aussi les buissons et les ronces. Les premiers écrits d’Immermann sont comme un buisson d’épines enveloppant le tronc d’un chêne. Trois drames, un roman, des poésies, des nouvelles, deux comédies, une tragédie, ou plutôt une longue chronique dramatique à la manière de Shakspeare, voilà ce que produisit Immermann pendant ses quatre années de séjour à Munster, et ces compositions, pleines de verve et de vigueur, accusent le désordre de la fièvre. Ses drames, la Vallée de Roncevaux, Edwin, Pétrarque, sont le premier témoignage d’un génie inculte. Son roman, bizarrement intitulé la Fenêtre d’un Ermite, semble le Werther du romantisme,