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par la race romaine ; le second, le germanisme, représenté par la race allemande : c’est l’opposition de ces deux principes qui a fourni une base si solide à la réforme. Gervinus se prononce naturellement pour le second. Il voit dans l’individualisme la grande différence des races germaniques avec les races romanes au moyen âge, et de nos jours avec le monde slave. Il fait dépendre de l’activité individuelle et de la liberté d’action réglées par l’éducation les institutions démocratiques et la possibilité de leur existence. Néanmoins Gervinus pense qu’il ne faut rien brusquer, que le progrès marche par lui-même, mais que sa marche est lente, et qu’il faut s’y accommoder. Le perrumpamus de Zwingle doit faire place au jugement général et au temps. Le raisonnement ne l’indiquerait pas que l’histoire donnerait de cette vérité des témoignages irrécusables. « Il est, dit Gervinus, peu d’attentes plus décevantes que celle des résultats de la marche si lente de l’histoire dans la vaste carrière des temps modernes. » L’appréciation de la vitesse dépend néanmoins de la hauteur où l’on se place : plus elle est élevée, plus les événemens semblent marcher lentement ; au contraire, plus on vit intimement avec les faits environnans, plus on trouve que leur marche est rapide.

La méthode de Gervinus tient le milieu entre l’histoire telle qu’elle est ordinairement exposée et la philosophie de l’histoire. Elle est cependant un peu exclusive par la manière dont elle diminue les points de vue. Ainsi Gervinus exagère l’action du principe germanique quand il lui attribue la révolution française. La révolution française est bien à la France ; elle est due justement à la combinaison du principe germanique et du principe roman, combinaison dont Gervinus ne s’est pas rendu un compte exact. Il a considéré la France comme un terrain en quelque sorte neutre, lorsque au contraire la France est le premier pays où se soit faite la pénétration réciproque des deux principes, et qu’elle est ainsi devenue le foyer d’où rayonnent également sur la race romane et sur la race germanique la perception et la mise en pratique des théories nouvelles.

Quoi qu’il en soit, cette première partie de l’œuvre de Gervinus se recommande sérieusement à l’attention du philosophe et de l’homme politique. On se sent en la lisant entouré d’une conviction solide, et la conscience qu’on y puise d’une inévitable destinée dissipe certaines inquiétudes. « L’étude de l’histoire, dit Gervinus, apprend à mettre de côté l’espoir impatient d’obtenir en politique des résultats rapides et à nous dépouiller de ce préjugé, que les événemens de ce monde dépendent du caprice de quelques individus. »

Eugène Lataye.

V. de Mars.