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Cependant, si leurs ouvrages n’offrent pas d’utilité absolue, il ne faut pas nier qu’ils n’en aient une relative très importante. Le public doit retirer de leurs rêveries et de leurs ébauches un profond enseignement. Ce n’est pas en vain que l’utopie, puisqu’il faut l’appeler par son nom, se dirige presque exclusivement vers la métaphysique ; ce n’est pas en vain que l’on s’imagine pouvoir changer tout un système par l’addition de quelques mots et par la transformation de quelques formules. Il y a dans un pareil labeur un instinct infaillible qui guide les têtes les plus folles et les esprits les moins raisonneurs, semblable à l’instinct des animaux sauvages qui attaquent leur ennemi à l’endroit le plus vulnérable. C’est qu’en effet la métaphysique est le cœur de la science humaine ; c’est d’elle que jaillit, comme un sang généreux, la méthode qui, dans les travaux les moins spéculatifs, dans les études les plus spéciales, est le sang qui réchauffe et qui vivifie. C’est à elle que revient enfin le flux des nouvelles connaissances pour se dilater ou se contracter suivant l’occasion, pour acquérir certaines qualités constitutives qui les rendent aptes à circuler à leur tour, et à porter partout où elles iront la lumière et la vie. On conçoit de quelle importance est l’agent qui règle dans la science humaine cette double circulation. On conçoit que les novateurs aillent droit à lui, comme à la clé de voûte de tout le système, comme au point culminant de tout l’horizon philosophique.

La tentative nouvelle dont nous avons à parler accuse chez l’auteur des connaissances philosophiques sérieuses ; aussi ne comprenons-nous pas quel singulier motif l’a poussé à se proclamer novateur[1]. Un peu de science nous enivre, a dit un ancien ; beaucoup de science nous fait voir que nous ne savons rien. C’est un peu de science qui a trompé M. Decorde. Il est vrai que parmi les novateurs philosophiques il est un des plus modestes que nous connaissions : il ne remue pas ciel et terre, il ne déduit pas de la nouvelle vérité par lui créée tout un système politique ou social ; il se renferme dans la pure métaphysique, mais il prétend n’y pas faire moins qu’une révolution.

De tout temps, la connaissance des choses générales a donné lieu aux idées, comme la connaissance des choses particulières donne lieu aux sensations. L’œuvre de Platon a presque pour base la distinction de ces deux noumènes. M. Decorde, ne changeant rien au fond des choses, a seulement baptisé les notions données par les choses particulières du nom d’idéoïdes, et c’est dans l’introduction de ce nouveau vocable que réside toute sa réforme. — Qu’est-ce que l’arithmologie ? demandait-on à Ampère, qui inventa une classification quaternaire dont tous les termes étaient ainsi fabriqués par lui. — C’est ce que vous appelez arithmétique, répondait l’illustre savant. — Qu’est-ce que l’idéoïde ? — C’est ce que vous et moi, nous tous, M. Laromiguière, M. Cousin et M. Decorde, entendons par idée sensible.

L’auteur de la Nouvelle Doctrine philosophique est sans contredit un homme qui s’occupe d’une façon suivie des questions philosophiques. Il en parle assez clairement la langue, mais il faut dire que toutes ses nouveautés métaphysiques sont tombées depuis longtemps dans le domaine public, et que

  1. Exposé d’une nouvelle Doctrine philosophique, par M. Decorde ; 1 vol. in-8o Paris, Ladrange, 1858.