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négo- ; ils aideront à élever un édifice nouveau et se prêteront à toutes les reconstitutions. C’est ce qui est arrivé dans cet orageux passage de la révolution au consulat et à l’empire. M. Miot, étant devenu ministre à Florence, puis à Turin, avait eu l’occasion, quant à lui, de connaître particulièrement le général Bonaparte dès la première guerre d’Italie. Est-ce à dire que tous ces hommes, en s’employant à refaire l’organisation de la France, en secondant les vues du premier consul et de l’empereur, fussent entièrement dominés et fermassent les yeux sur les entraînemens d’un génie déjà trop impatient ? Ils voyaient au contraire ces entraînemens, et s’ils se taisaient en public, ne pouvant rien empêcher, ils avaient leurs notes secrètes. C’est surtout sous ce rapport que les mémoires du comte de Mélito ont un vif intérêt. Ils ressemblent au témoignage d’un ancien bourgeois de Paris, observateur curieux, sagace, qui ne se laisse point imposer par l’éclat et l’enthousiasme, qui remarque tout et qui juge tout. De loin, nous n’apercevons les événemens que dans leur ensemble et dans leurs résultats prodigieux. Les hommes comme M. Miot voyaient les choses de plus près, et ils les voyaient dans leurs détails de tous les jours, dans des proportions plus humaines, dans cette élaboration intime et pratique où l’action du prestige extérieur diminue nécessairement. Présens dans les conseils, ils remarquaient comment la surprise se peignait sur les visages quand certaines conséquences hardies se dévoilaient, quand certains mots nouveaux étaient prononcés tout à coup. Ils notaient le moment où l’empereur disait pour la première fois : Mes peuples, mes armées, mes vaisseaux. En un mot, ils voyaient peu à peu se dégager cette personnalité puissante qui aurait pu être si grande encore et s’assurer l’avenir en restant dans de justes limites, et qui tendait à devenir excessive en se substituant à tout. Les hommes qui observaient sans illusion cette marche dangereuse ne cessaient point pour cela de servir fidèlement l’empereur ; mais ils s’accoutumaient insensiblement à cette pensée, que la France n’était point dans un état définitif, qu’on marchait encore dans l’inconnu et vers l’inconnu. Il se produisait un phénomène étrange, caractéristique, qu’on ne peut bien saisir qu’aujourd’hui : tandis que l’empereur inspirait encore à la masse du pays une confiance entière, parce que de loin on ne le voyait que sur son trône, dans l’éclat de ses victoires, ceux qui le servaient de plus près doutaient, ils ne croyaient pas à l’avenir ; ils pensaient comme M. Miot et comme M. Decrès, dont on connaît les impétueuses boutades.

Et qu’on l’observe bien, ces faits ne ressortent pas seulement du témoignage d’un homme qu’on pourrait supposer prévenu ou peu enthousiaste, ou porté à se venger, par la liberté posthume de ses récits, d’une soumission ancienne. Ils sont écrits dans tous les documens, ils se dégagent à chaque ligne des lettres de Napoléon à son frère Joseph ; ils apparaissent encore dans cet épisode de la domination française en Italie, sur lequel les Mémoires du prince Eugène ne peuvent que jeter une lumière nouvelle. De toutes les combinaisons impériales, le royaume d’Italie était peut-être la plus heureuse, la plus viable, et certainement la plus avantageuse pour la péninsule, si elle devait être le commencement d’une indépendance complète. Le prince même dont on publie les Mémoires, et qui fut chargé pen-