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ressemble aussi peu à la docte et libérale Lausanne que l’Irlande à l’Ecosse. S’il en est ainsi de contrées si voisines, faut-il s’étonner que Cérigo, tellement éloignée de Corfou qu’on a peine à comprendre comment ces deux îles font partie d’un même état, ait une autre physionomie et d’autres habitudes que l’ancienne Corcyre ?

C’est dans ces îles où s’offrent tant de contrastes dans la nature comme dans les hommes, c’est au milieu de ces populations dont l’esprit national s’est conservé à travers tant de vicissitudes, que la poésie grecque a donné, de nos jours, des preuves inattendues de puissance et de vitalité. Quelle est la valeur, quelle est la portée véritable de ces manifestations poétiques de l’Ionie ? Quel intérêt offrent-elles comme signes d’une renaissance intellectuelle dont l’Orient n’aurait qu’à s’applaudir ? Telle est la double question à laquelle nous voudrions répondre en commençant par montrer ce qu’est le pays avant d’essayer de caractériser les poètes.


Les Iles-Ioniennes se divisent en grandes îles et en nombreux îlots. Les premières forment trois groupes : l’un central, le long des rivages de la Grèce, est composé du royaume d’Ulysse, c’est-à-dire de Céphalonie, de Théaki et de Zante, auxquelles se rattache Santa-Maura ; — Corfou et Paxo sont situées plus au nord, non loin de l’Albanie ; — enfin Cérigo et Cérigotto sont au midi de la Morée.

Céphalonie (l’ancienne Cephalenia) n’est pas la plus importante des Iles-Ioniennes, puisqu’elle n’est point le siège du gouvernement ; mais elle est la plus considérable en étendue. Cette île, dont la capitale est Argostoli, jouit d’un beau climat ; son sol est fertile, mais cultivé très négligemment. Aussi ne produit-elle guère que du raisin de Corinthe. Les populations helléniques, qui ont tant d’aptitude pour le négoce, n’ont aucun penchant pour l’agriculture. Elles se rapprochent en cela des Latins, qui laissent en Italie, en Espagne, en Roumanie, au Mexique, dans l’Amérique du Sud, etc., tant de riches territoires abandonnés aux influences de la bienveillante nature. Au contraire la marine, indispensable à une nation commerçante, prend chaque jour de l’importance en Grèce. Navigateurs intrépides et sobres, les Grecs, armés pour l’indépendance, se sont signalés dans des luttes inégales contre les flottes turques et égyptiennes, et les noms glorieux des Kanaris et des Miaoulis ne sont pas oubliés en Occident. Les habitans de Céphalonie, s’ils sont les véritables fils des vainqueurs de Mycale et de Salamine, ont aussi leur vive intelligence et leur turbulence traditionnelle. Ceux qui reprochent aux Grecs leurs divisions, et qui voient dans ces rivalités intestines le signe d’une race dégénérée, ont-ils lu avec beaucoup d’attention la Guerre du Péloponèse de Thucydide ?