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existé que par lui-même tient cependant de la terre par la racine d’où il sort. L’âme n’a rien de matériel, mais elle naît à propos de la matière. L’ancienne hypothèse de deux substances accolées pour former l’homme, hypothèse qui en tout cas doit être maintenue pour la commodité du langage, est vraie si l’on entend parler de deux ordres de phénomènes, dont l’un dépasse l’autre de toute la distance de l’infini ; mais elle est fausse si l’on entend soutenir qu’à un certain moment de l’existence organique, un nouvel être vient s’adjoindre à l’embryon qui auparavant ne méritait pas le nom d’homme. C’est là une manière grossière de se représenter les choses, qui est en contradiction avec les résultats de la science expérimentale de la vie, et qui répugnera toujours au physiologiste. S’il est une induction qui résulte naturellement de l’aspect général des faits, c’est que la conscience de l’individu naît et se forme, qu’elle est une résultante, mais une résultante plus réelle que la cause qui la produit, et sans commune mesure avec elle, à peu près comme un concert n’existerait pas sans les tubes et les cordes sonores des exécutans, bien qu’il soit d’un tout autre ordre que les objets matériels qui servent à le réaliser.

Le matérialisme est donc un non-sens plutôt qu’une erreur. Il est le fait d’esprits étroits qui se noient dans leurs propres mots et s’arrêtent au petit côté des choses. La raison et la moralité se produisent dans le monde par suite de l’existence d’un certain organisme ; mais, une fois produites, elles font oublier leur cause génératrice. La matière est la condition nécessaire de la production de la pensée ; mais la pensée triomphe à son tour de la matière, la dompte, la méprise et lui survit. Le matérialiste est comme un enfant qui ne verrait dans un livre qu’une série de feuilles noircies et liées entre elles, dans un tableau qu’une toile enduite de couleurs. Est-ce là tout ? N’y a-t-il pas encore l’âme du livre et du tableau, la pensée ou le sentiment qu’ils représentent, et cette pensée, ce sentiment ne méritent-ils pas seuls d’être pris en considération ? Le matérialiste voit la grossière réalité, mais non ce qu’elle signifie ; il voit la lettre, mais non l’esprit. Je me trompe : il voit l’esprit à sa manière ; mais, cédant à une sorte de timidité déplacée, il recule devant les formules élevées, qui seules, quand il s’agit des choses morales, renferment la vérité.

Il faut en dire autant de l’athéisme. L’énorme malentendu qui si souvent transforme en blasphémateurs de la Divinité ses plus pieux et plus sincères adorateurs est avant tout une erreur de grammaire. On ne s’entend pas sur les mois. Quel hymne vaut le poème de Lucrèce ? Quelle vie de saint offre un plus parfait idéal de l’ascétisme et de la perfection morale que celle de tel penseur de nos jours à qui je