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comme s’ils eussent formé un corps constitué, délibérant et agissant en commun, comme si surtout ils avaient été les véritables représentans, les fondés de pouvoir, les organes infaillibles des soldats et des officiers placés naguère sous leur commandement. Moins encore pour les flatter en les grandissant dans l’opinion que pour abaisser Napoléon en les intéressant à cet abaissement, on affectait de dire que c’était à leurs talens, à leur héroïsme, qu’il était redevable des succès éclatans dont il s’était attribué tout l’honneur. Il n’était pas jusqu’aux émigrés, jusqu’aux grands seigneurs rentrant avec Louis XVIII ou sortant de leur retraite pour reprendre auprès de lui leurs fonctions de cour, qui, à ce premier moment, dans l’enivrement de la joie que leur causait un retour de fortune si inattendu, ne témoignassent aux généraux de l’empire la courtoisie la plus empressée. Ceux-ci en étaient plus touchés qu’on ne pourrait le croire. Aujourd’hui que les noms de ces guerriers, grandis par le temps, nous apparaissent, à travers les magiques souvenirs de l’empire, avec l’auréole de gloire qui n’appartenait en réalité qu’à quelques-uns d’entre eux, nous avons peine à concevoir qu’ils pussent être si sensibles aux gracieusetés d’hommes de cour dont la seule illustration était celle de leurs ancêtres; mais alors les lieutenans de Napoléon, en dépit de tout ce qu’on faisait pour les rehausser, ne se présentaient pas aux imaginations, ils ne se voyaient pas eux-mêmes sous un aspect aussi imposant. Malgré l’éclatante bravoure qui leur était commune à tous, la médiocrité des uns, les faiblesses diverses de plusieurs, l’absence de culture et d’éducation que l’on remarquait chez un bon nombre, frappaient trop les yeux pour qu’on n’éprouvât pas quelque surprise d’une élévation si soudaine et si récente; eux-mêmes, s’ils s’y étaient facilement habitués lorsqu’ils se trouvaient encadrés dans un monde nouveau dont tous les élémens étaient si jeunes encore, ils se sentaient déplacés, mal à l’aise en présence de l’ancien régime renaissant : ils avaient quelque peine à croire que leur fortune pût survivre au grand empire qui les avait faits ce qu’ils étaient, ils avaient besoin d’être rassurés. Au temps de leur jeunesse, lorsqu’ils étaient encore presque tous simples soldats, lorsque leurs espérances les plus hardies s’élevaient à peine à l’épaulette de sous-lieutenant, ils se souvenaient d’avoir vu, déjà revêtus de l’habit de colonel ou d’officier-général, ces courtisans élégans et polis qui maintenant les traitaient en égaux. Le prestige du passé n’était pas assez effacé pour qu’un tel changement dans les situations réciproques ne fît pas sur eux une impression profonde, et ces hommes qui avaient commandé des armées, gagné des batailles, conquis et gouverné des provinces, étaient éblouis et enivrés des avances de quelques grands seigneurs : cela était dans la nature. Un très grand orgueil eût pu seul les préserver de cet entraînement