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siennes; il se demandait s’ils avaient mieux mérité que lui, et son amour-propre lui répondait que ses titres valaient au moins les leurs.

A tout prendre cependant, et sauf quelques accès d’une orgueilleuse impatience, sa position était trop belle alors dans le présent, et à son âge elle paraissait lui ouvrir sur l’avenir de trop brillantes perspectives pour qu’il ne la vît pas avec quelque complaisance. Suivant la pente invariable de l’esprit humain, qui prête toujours à la situation générale la couleur de la situation personnelle, il ne voyait l’état de la France que sous l’aspect le plus riant. Absent de Paris depuis cinq ans lorsqu’il y retourna après la campagne de Wagram, il ne fut pas médiocrement surpris du changement qui s’était opéré pendant cet intervalle dans l’opinion publique, de l’affaiblissement de la popularité de Napoléon malgré le prodigieux accroissement de sa puissance, et du mécontentement qui, concentré quelques années auparavant dans les faibles restes des partis royaliste et républicain, gagnait peu à peu la masse de la population. Ce mécontentement était contenu, n’ayant aucun organe par lequel il pût s’épancher en public, mais il n’en était pas moins manifeste pour quiconque ne se renfermait pas dans le cercle le plus étroit du monde officiel. Dans ce monde même, il trouvait encore des interprètes qui murmuraient, s’ils n’osaient parler haut. Le maréchal Marmont raconte d’une manière assez naïve l’étonnement, la stupéfaction dont il fut saisi lorsque le ministre de la marine, le duc Decrès, avec qui il avait d’anciennes et intimes relations, le voyant sous le charme des succès de la dernière campagne et des faveurs dont il venait d’être comblé, lui tint cet étrange propos : « Vous voilà bien content parce que vous venez d’être fait maréchal, vous voyez tout en beau. Voulez-vous que je vous dise la vérité? L’empereur est fou, tout à fait fou..., et tout cela finira par une épouvantable catastrophe. » Des admirateurs fanatiques de Napoléon ont voulu nier la possibilité d’un pareil langage tenu en 1810 par un de ses ministres. Pour quiconque n’ignore pas le genre d’esprit du duc Decrès et son humeur caustique et dénigrante, le propos que lui attribue le maréchal n’a rien d’invraisemblable, et comme on ne voit pas trop l’intérêt qu’il aurait eu à l’inventer, je n’hésite pas à le croire vrai.

Il aurait fallu d’ailleurs un grand fonds d’illusion dans un homme qui faisait partie du gouvernement pour ne pas apercevoir déjà les nuages dont commençait à se voiler un horizon naguère si brillant. Comme il arrive souvent, les dernières, les plus étonnantes faveurs que la fortune ait prodiguées à Napoléon coïncidaient alors avec ses premiers revers. Il dictait la paix de Schoenbrunn, il épousait une archiduchesse, mais en Espagne, en Portugal, ses armes avaient