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parce que nous comprenons qu’alors même qu’il s’égare, il cède, non pas à de petites rancunes personnelles, mais à de nobles sentimens, à l’horreur du vice et de l’hypocrisie, au dégoût de la tyrannie et de la bassesse, à un amour du bien public souvent mal entendu, j’en conviens, mais profond, sincère, et qui, jusque dans ses écarts, constitue le vrai patriotisme. Sans doute sa position personnelle entre pour quelque chose, pour beaucoup même dans ses jugemens; s’il n’eût pas été duc et pair, il est plus que vraisemblable qu’il aurait placé ailleurs que dans les privilèges et les droits prétendus de la pairie l’essence de la constitution française, les barrières à opposer au despotisme; mais cette forme étroite d’aristocratie, à laquelle il s’attachait faute de mieux, était à ses yeux une institution politique qu’il croyait propre à relever l’esprit public de l’abaissement où le pouvoir absolu l’avait fait tomber. Ses idées pouvaient être fausses, elles étaient très certainement incomplètes; mais ses sentimens étaient élevés et généreux. Les hommes qu’il traitait avec une sévérité si impitoyable, ce n’étaient pas ceux qui avaient fait obstacle à sa fortune ou froissé son amour-propre, c’étaient ceux qu’à tort ou avec raison il croyait complices du système auquel il attribuait les malheurs, la dégradation de la France, ou dont les succès et la prospérité contrariaient non pas ses intérêts, mais ses croyances.

Il en est tout autrement du maréchal Marmont. Ce qui domine dans ses Mémoires, ce qui les a inspirés d’un bout à l’autre, c’est une personnalité dont il serait impossible de se faire une idée, même approximative, avant de les avoir lus. L’égoïsme peut se rencontrer dans les plus grands esprits, et le sentiment qu’ils ont de leur supériorité les y entraîne trop naturellement. Néanmoins cette supériorité même qui les porte à se faire les représentans de quelque idée élevée, de quelque noble système, de quelque grand intérêt public ou prétendu tel, et à confondre leur propre destinée avec celle de cette idée, de ce système, de cet intérêt, les préserve nécessairement des petitesses d’une étroite personnalité. Les Alexandre, les César peuvent s’égarer et se perdre en voulant s’élever au-dessus de l’humanité, ils peuvent sacrifier des générations entières à leurs combinaisons gigantesques; mais, tout en déplorant et en maudissant ces conceptions funestes, il faut une grande philosophie pour ne pas se laisser séduire à une dangereuse admiration de leur grandeur, au moins apparente.

Dans les esprits d’un ordre inférieur, sans en excepter les plus distingués (et tel était certainement le maréchal Marmont), l’égoïsme n’a pas ce privilège. Dans la sphère comparativement étroite où il leur est donné de se mouvoir, l’égoïsme a pour résultat infaillible de les fausser, de les rétrécir, de leur faire perdre la vraie