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et légitime : c’était le cri de la délicatesse, de la morale même, justement indignées; c’était le châtiment d’une mauvaise action.

Un autre trait de ces Mémoires, qui devait aussi soulever contre eux bien des préventions défavorables, c’est le ton de dénigrement absolu avec lequel l’auteur parle des personnages politiques et militaires qui se sont trouvés en rapports avec lui. A l’exception d’un très petit nombre, qui ne sont pas d’ordinaire les plus éminens, il s’efforce constamment d’amoindrir leurs talens ou leur caractère. Si parfois il semble d’abord vouloir glorifier quelqu’un d’entre eux, des restrictions malveillantes, des insinuations d’une grande et fâcheuse portée viennent bientôt changer du tout au tout le portrait si brillamment commencé, et par des imputations flétrissantes prodiguées avec la plus incroyable légèreté, le maréchal livre au mépris et à la haine les mêmes hommes pour lesquels il semblait d’abord réclamer l’admiration.

Je ne veux pas dire que toutes les réputations ainsi attaquées soient également respectables. L’esprit de parti, surtout dans des temps pareils à ceux que nous avons traversés, élève bien des idoles qu’une plus exacte connaissance des faits renverse tôt ou tard, ou du moins replace au niveau de leurs mérites réels. Marmont avait assez de finesse et de sagacité pour que ses Mémoires eussent pu devenir un très utile élément de ces rectifications, s’il y eût porté plus de réflexion, de calme, d’impartialité; mais à travers le dénigrement universel auquel il s’abandonne, au milieu des inexactitudes sans nombre dont ses récits sont semés, les esprits les plus attentifs seraient bien embarrassés pour faire avec quelque chance de succès la part de la vérité. Et ce ne sont pas seulement la malveillance extrême et continue de ces Mémoires, les erreurs qu’ils renferment sur beaucoup de points, qui inspirent pour tout le reste un sentiment de profonde défiance. Saint-Simon aussi est bien rigoureux et souvent bien injuste dans ses jugemens; lui aussi il s’attaque à de bien grandes renommées, et on peut également lui reprocher d’altérer souvent la vérité, sinon dans les faits qu’il affirme avoir vus lui-même, au moins dans ceux qu’il reproduit après les avoir accueillis avec une aveugle crédulité pour peu qu’ils flattent ses préventions et ses haines. Cependant ni ses injustices, ni ses exagérations ne produisent en nous l’impression pénible et répulsive que nous font éprouver celles du maréchal Marmont; bien loin de là, nous nous sentons entraînés, subjugués par lui, et la réflexion, qui nous avertit de ne pas lui prêter une foi entière, a peine à prévaloir sur la sympathie qu’il nous inspire. Est-ce uniquement dans son prodigieux talent qu’il faut chercher le principe de cette sympathie et de l’action qu’elle exerce sur nous? Je ne le pense pas. S’il nous entraîne, c’est parce qu’il est entraîné lui-même; c’est