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du Bengale. Le hasard lui avait présenté John, et elle s’était jetée sur cette proie. Déjà elle se forgeait mille félicités ; elle allait épouser l’Anglais, le suivre dans ses voyages, partager ses travaux, l’encourager au martyre. Appuyée sur lui, elle publierait ce système admirable qui devait émanciper la femme et remettre à des mains plus dignes de le porter le sceptre de l’idée. Par lui, elle communiquerait avec les esprits supérieurs, et lèverait ce voile épais qui nous dérobe la vue de la création et du Créateur ; par elle, il apprendrait à connaître la justice, la vérité et la charité, inconnues au sexe fort et cruel.

Au milieu de ce rêve, elle faisait avec une magnificence américaine les honneurs de sa maison. Acacia, qui était présent, oubliant pour un instant ses projets, ses inquiétudes, Julia elle-même, s’assit près de Lucy Anderson. Il regardait en silence cette jeune fille, dont la beauté virginale, à peine épanouie, n’avait pas d’égale au Kentucky, sans en excepter celle de Julia, et il sentait son intrépide cœur s’amollir et se fondre au contact de tant de grâce et d’innocence. Sa vie turbulente passait tout entière devant ses yeux, depuis ses premières campagnes dans la Kabylie et le siège de Zaatcha jusqu’au jour où, par le conseil de Jeremiah, il avait planté sa tente dans la forêt d’Oaksburgh, sur les rives du Kentucky. Depuis dix ans il était sans repos, sans famille, sans patrie ; n’était-il pas temps de chercher un foyer, de se bâtir une maison, d’avoir une femme, des enfans, tout ce qui attache l’homme au sol et à la patrie ? Pouvait-il épouser Julia, l’ancienne maîtresse de M. Sherman ? Au-delà même de la tombe, le spectre de Sherman, comme celui de Banquo, se serait assis au festin des noces. Restait l’innocente et ravissante Lucy, la sœur de son ami, Lucy qu’il aimait sans le savoir, lorsque l’imprudente Julia lui avait la première révélé ses propres sentimens.

— Oui, je l’aime, se dit-il résolument ; mais puis-je abandonner Julia ?

Au même instant, on pria Lucy de chanter : elle se leva, et d’une voix pleine de charme elle chanta une romance de Deborah imitée d’une pieuse élégie, les Anges de la Terre[1].


LES ANGES DE LA TERRE.

« Pourquoi les anges ne viendraient-ils pas du royaume de gloire — pour visiter la terre, comme ils faisaient dans les anciens jours, — dans les temps de l’Écriture sainte et de l’ancienne histoire ? — Les cieux sont-ils plus éloignés, ou la terre est-elle devenue plus froide ?

  1. Miss Julia Wallace, de Waterbury, Vermont, est le véritable auteur de ces vers, qu’on peut compter parmi les plus beaux qu’ait produits la poésie américaine. Nous espérons que miss Wallace excusera la liberté que nous avons prise de les introduire dans ce récit, et que le lecteur nous saura gré de l’avoir fait.