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ral à trois grands empires : — celui des Français à l’occident du Rhin, celui d’Autriche à l’orient, et celui des Russes au nord. Il n’y en a pourtant rien dans l’Apocalypse. Qu’on partage du reste la terre comme on voudra, pourvu qu’il y soit toujours permis de croire que ce qui est est, et que les contradictoires ne peuvent pas être vraies en même temps. » — Ceci s’écrivait le 12 octobre 1756. Cependant Goldsmith, ce vagabond de génie, était à Paris, suivant le cours de chimie de Rouelle et tout aussi assidûment les représentions de la Comédie-Française, quand jouait l’inimitable Clairon. Le vieux Fontenelle, presque centenaire il y a cent ans, attaqua un jour devant lui la littérature anglaise, dont Denis Diderot se constitua le champion. Beau sujet de dialogue des morts à refaire par un de nos contemporains !

En 1756, Robertson n’est encore qu’un prédicateur ; son collègue Home vient de faire jouer, au grand scandale de l’église presbytérienne, une œuvre profane, sa tragédie de Douglas. Le grand docteur Johnson va publier son Dictionnaire et prépare son édition de Shakspeare ; mais il lutte encore contre les difficultés de la vie matérielle, et s’épuise en menus travaux mal payés pour suffire aux besoins de chaque jour. Cependant il refuse, à cette époque même, une riche cure de province, « ne se sentant pas les qualités requises pour entrer dans les ordres. » Les décevantes séductions de la vie littéraire, la royauté dans un café, les luttes sans trêve, les triomphes et les mécomptes de l’orgueil, voilà ce que Johnson ne pouvait abandonner. Voilà ce qui lui faisait aimer Londres d’un amour….. unconquerable. Pauvre Johnson !

Passons sur les originaux de l’époque, — et ils sont nombreux, — le charlatan Hill, l’avare John Elwes, qui, sou par sou, économisa 500,000 livres sterling ; — Alexander Cruden, qui, pour avoir été correcteur dans une imprimerie, se crut appelé à donner une nouvelle interprétation des Écritures et à s’intituler le correcteur-officiel du peuple anglais ; — John Tallis, qui passa trente ans au lit, dans une chambre bien close, emmaillotté dans toute sorte de couvertures, entouré de toute sorte de coussins, les narines à demi bouchées, un tissu de laine sur le visage, pour se mettre à l’abri de l’air extérieur, qui lui était, disait-il, un poison. Des excentriques de cette sorte, il en est peut-être encore, inconnus d’un public blasé ; mais ce qui a disparu, ce que l’adoucissement des mœurs a rendu, espérons-le, impossible, ce sont les horreurs de la press-gang. À l’époque où les hostilités allaient éclater entre la France et l’Angleterre, on put lire dans les journaux des articles comme celui-ci : « Hier soir, la presse a été chaudement menée sur la Tamise ; il n’y avait pas moins de quarante press-gangs, qui ont fait rafle de plus de cinq cents matelots. » On adjoignait à ces malheureuses recrues les gens, capables de servir, que les magistrats condamnaient au fouet pour crimes ou délits, et dont on commuait la peine en service militaire. Ces enrôlemens à main armée donnaient lieu à des combats atroces, où les agens subalternes de l’autorité n’avaient pas toujours le dessus. Alors intervenaient la troupe et le canon. Puis d’étranges épisodes : un marin poursuivi sur Tower-Hill, et près d’échapper, après lequel on lance un bull-dog qui, d’un coup de dents, lui enlève la moitié du mollet ; un autre qui, après s’être vainement défendu, se coupe un doigt pour rendre sa capture inutile. Des voleurs, il y en avait,