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servent pas le gouvernement, qu’ils compromettraient, si on les voulait suivre, dans toute sorte d’aventures; ils servent leurs passions ou leurs intérêts, et ils commencent par se faire les ennemis de toute indépendance de l’esprit. L’état n’est-il pas au contraire le premier intéressé à respecter tout travail indépendant des intelligences, tout ce qui se produit en dehors de son action? Il reste dans sa sphère, il gouverne, il administre, et autour de lui l’initiative individuelle s’exerce comme elle peut. Les associations littéraires se forment librement, les talens se groupent et unissent leurs forces. Les fonctionnaires eux-mêmes, selon leurs goûts, selon leurs opinions, écrivent sur l’histoire, sur la littérature, sur l’économie politique, et publient leurs ouvrages là où ils les croient le mieux placés. La science peut y gagner : que peut y perdre l’état? Rien sans doute; il y trouve au contraire une sécurité de plus, car, par un bienfait heureux, tout ce qui relève la dignité humaine, tout ce qui stimule l’activité individuelle et réveille chez les hommes le grand et fécond sentiment de la responsabilité éloigne des doctrines dissolvantes, et devient le plus efficace préservatif contre les dépravations démagogiques. Nous nous sommes laissé raconter qu’un jour, dans une réunion qui avait sans doute qualité pour s’occuper de ces matières, cette question s’était agitée. L’idée de restreindre le droit d’écrire pour les fonctionnaires avait-elle des défenseurs? L’histoire ne le dit pas, peu importe d’ailleurs. L’essentiel est qu’une parole dont nul ne pouvait décliner l’autorité se serait élevée, dit-on, pour résumer la discussion à peu près en ces termes : Si ces fonctionnaires émettent des idées absurdes ou frivoles, l’état n’en est point responsable; s’ils exposent des vues utiles, le gouvernement en peut profiter comme tout le monde. — C’était le mot d’une sagesse intelligente, et la discussion était fermée en même temps que la question résolue.

Laissons donc à l’intelligence ces heureuses libertés qui ne doivent pas du moins avoir leurs éclipses dans les lettres comme dans la politique, et qui appartiennent à tout le monde. Laissons vivre la république des lettres, si nous voulons que les lettres vivent réellement. Après cela, nous en convenons, cette république elle-même, comme toutes les républiques, a ses épreuves, ses confusions, ses médiocrités, ou ses sycophantes. Que disons-nous? elle a aussi ses sauveurs bruyans et tranchans qui arrivent pour tout régénérer, et qui viennent heureusement remettre l’ordre dans ce pauvre monde de l’esprit! Qu’importe? N’ont-ils pas eu toujours d’ailleurs une vocation spéciale pour sauver l’art, la morale, les institutions? Ils ont sauvé déjà deux ou trois fois la société, et ils n’oublient pas de se mettre en scène dans les histoires qu’ils racontent. Il y a bien des années, ils sauvaient l’art littéraire en cherchant à substituer dans nos admirations Lucrèce Borgia à Andromaque, en démontrant avec autorité comment Racine est vraiment un homme de peu de style! Aujourd’hui ils viennent restaurer le principe d’autorité et remettre en honneur le grand siècle, dont ils n’ont pourtant pas encore pris le langage. Religion, morale, littérature, ils mettent tout sur leur bannière. Ce sont de déterminés sauveurs, qui commencent par le bruit et qui finissent d’une façon quelque peu monotone. Et ce n’est point le seul indice d’un trouble profond d’idées; chacun veut se faire son rôle et se donner l’air d’un personnage d’importance. Cherchez-vous à représenter Béranger avec un esprit