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fois, une seule fois, oh! de toutes les forces de mon cœur : j’ai aimé celui qui m’a donné son nom avant que je fusse madame d’Étioles ! » Choiseul, on le pense bien, est tout étourdi de ces révélations. Blessé dans son amour-propre, il conserve néanmoins assez de sang-froid pour que le diplomate venge les injures de l’amant : tout un nouveau plan de politique est déjà formé dans sa tête. La reine, instruite des intrigues qui se trament contre elle, est encore assez puissante pour parer le coup, et Choiseul a été mis en demeure de se décider entre la courtisane et la reine : il se décide pour la reine. Ce même homme, qui a obtenu du souverain pontife les dispenses nécessaires au divorce de Louis XV, va combattre maintenant les projets de Mme de Pompadour. Ce sera une lutte à mort; il faut se débarrasser une fois pour toutes de la redoutable favorite, il faut qu’elle meure, et Choiseul est résolu à la tuer.

Comment la tuera-t-il? Sans le secours du fer ou du poison, avec des armes invisibles : ce sera un assassinat psychologique. La marquise de Pompadour est déjà malade, malade d’amour, de regrets, de honte, de désespoir; une émotion brusque et violente l’achèvera. Le ministre et la comédienne combinent ensemble cette tragédie de salon. Rien n’est plus simple, grâce à la collaboration de Narcisse. On prépare une fête à Versailles, et, comme au temps de Louis XIV et de Molière, les comédiens du roi ouvriront la soirée par une pièce nouvelle. Choiseul a commandé à un poète de circonstance une tragédie intitulée Athalie, reine de Juda. Cette Athalie est une femme qui s’est élevée au trône par l’adultère, et le drame nous la représente au moment où son premier mari, un certain Samuel, devenu Samson le mendiant, reparaît tout à coup devant elle et l’accable sous sa honte. Mlle Quinault jouera le rôle d’Athalie, Narcisse représentera Samuel. Vous comprenez la situation; Narcisse ne sait pas que Mme de Pompadour est cette femme dont la trahison l’a perdu, celle qui lui a pris à la fois la raison et l’honneur. Il est heureux seulement d’exprimer une douleur si semblable à la sienne, et même la pensée de prendre part à cette étrange conspiration, la pensée de servir une reine malheureuse et d’attaquer en face la toute puissante favorite, le relève à ses propres yeux. Quand Mme de Pompadour apercevra Narcisse, quand Narcisse reconnaîtra Antoinette, vous devinez quelle scène dramatique, quelles émotions, quels cris, quels scandales vont être substitués tout à coup aux inventions de l’auteur. Le poète ici, ce n’est pas l’auteur de la Reine de Juda, c’est M. de Choiseul.

Voici l’heure décisive. La scène est dans le salon de Mme de Pompadour. On va répéter la pièce devant une réunion d’élite. Les ministres, M. de Maupeou, l’abbé Terray, M. de Silhouette, M. du