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sans cet épisode, le drame est impossible. Mme de Pompadour va donc détrôner la reine et se faire couronner à Notre-Dame. M. Brachvogel a sur ce point des renseignemens certains; il y a eu de longues négociations à Rome, les ambassadeurs de la marquise ont obtenu du pape les dispenses qui permettent au roi de divorcer : encore quelques jours, et Antoinette Poisson, Mme Rameau, Mme d’Étioles, deviendra reine de France. Cependant la reine a son parti, et ce parti ne se tient pas encore pour battu. Un incident étrange, mystérieux, est venu rendre l’espoir aux hommes qui s’efforcent de déjouer les insolentes prétentions de la favorite. Un jour qu’elle parcourait les boulevards en calèche. Mme de Pompadour aperçoit tout à coup son premier mari : Narcisse! s’écrie-t-elle, et elle tombe évanouie. J’ai oublié de dire que Mme de Pompadour ne sait pas ce qu’est devenu Narcisse, et que Narcisse, de son côté, ignore absolument le sort de sa femme. Ajoutons, pour l’intelligence de ces surprenantes aventures, que Mme de Pompadour a senti se réveiller en elle le souvenir de sa jeunesse, et qu’au milieu de ses grandeurs, saisie d’un dégoût subit, agitée de remords, elle est ramenée par les aspirations de son cœur à ce premier amour si vrai, si pur, qu’elle a si odieusement trahi.

L’exclamation et l’évanouissement de la favorite n’ont point passé inaperçus; c’est l’événement du jour dans les cercles où se débattent les destinées du trône. — Qu’est-ce que ce Narcisse? demandent les partisans de la reine. Pourquoi Mme de Pompadour s’est-elle évanouie à sa vue? Qu’y a-t-il entre elle et ce vagabond? Une actrice de la Comédie-Française qui soutient plus vivement que personne les intérêts de la reine (pourquoi? à quel titre? c’est le secret de l’auteur), Mlle Doris Quinault, est la première à soupçonner le parti qu’on peut tirer de cette aventure pour faire échouer les intrigues de la favorite. Elle attire Narcisse chez elle, et, s’emparant de son esprit, finit par lui arracher son secret. Cette cynique misanthropie qu’il va étalant en tous lieux n’est que le masque de sa douleur, et cette douleur inguérissable c’est le souvenir de la femme qui l’a trahi. Or, tandis que Mlle Quinault avise aux moyens d’utiliser cette révélation si précieuse, Mme de Pompadour, tourmentée par le démon de son cœur, fait ses confidences au comte de Choiseul. Ces confidences sont fort étranges, et ce qui est étrange surtout, c’est le choix du confident. Pourquoi cette femme, au moment où il s’agit pour elle de la couronne de France, va-t-elle livrer ainsi au premier ministre ses secrets les plus dangereux ? Pourquoi ose-t-elle lui dire : « C’est vous qui m’avez produite auprès du roi; vous avez été mon amant, Choiseul, mais je ne vous ai jamais aimé; je n’ai aimé personne depuis que j’ai paru à la cour. J’ai aimé une