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n’a été plus redoutable. Il lance aux gazetiers la satire du Pauvre Diable, et une multitude de petits pamphlets, les Si, les Quand, les Pourquoi, volant et sifflant comme des flèches, vont lacérer le discours de Lefranc de Pompignan; mais Palissot n’a pas attaqué Voltaire, il a même pris le soin de lui adresser une lettre respectueuse pour le séparer de Diderot et de ses collaborateurs. C’est Diderot qui doit répondre à Palissot. Diderot veut écrire son Pauvre Diable; comme Voltaire, il veut flétrir la gent famélique des libellistes, et il conçoit une peinture où la vie des journalistes au XVIIIe siècle, la vie des cafés et des coteries littéraires est décrite avec une singulière puissance. Parmi ces hommes que Voltaire appelle la canaille écrivante et cabalante, Diderot rencontre un des habitués de la coterie de Palissot. C’est un musicien, le neveu de Rameau, génie dégradé par le vice et la misère; il s’attache à ses pas et va peindre son portrait. Or voyez l’imagination naïvement enthousiaste de Diderot! il a beau faire, il a beau s’armer de toute sa colère contre Palissot : il tente là une œuvre impossible. Diderot n’est pas né pour la satire. Ce n’est pas lui qui saurait tracer avec une savante éternelle ironie l’immortelle figure du Pauvre Diable. Au bout de quelques pages, il oublie le but qu’il s’était proposé, il oublie la comédie de Palissot, et, tout occupé de son personnage, il ne songe plus qu’à lui. Cet homme qu’il voulait flétrir, il se prend à l’aimer; il se sent de douloureuses sympathies pour son héros, il s’applique à montrer tout ce qu’il y a de génie et de cynisme, d’enthousiasme et de dépravation, de bon sens et de folie chez ce misérable aventurier : création vigoureuse, extravagante parfois, toujours nue, effrontée, mais d’autant plus fidèle, et qui nous révèle tout un aspect de l’histoire littéraire et morale du XVIIIe siècle. Il faut l’entendre surtout, le musicien enthousiaste, quand Diderot l’interroge sur la musique et que le démon de son art le transporte : quelle inspiration ! que de grimaces! que de contorsions! quelle sublime caricature ! Confondu, étourdi, Diderot lui demande pourquoi il n’a pas travaillé. Oui, cette fougue, cette inspiration diabolique, pourquoi ne l’a-t-il pas contenue et dirigée vers un but sérieux? Pourquoi dépense-t-il si misérablement son génie? Il y avait là l’étoffe d’un homme, et non d’un paillasse. Mon pauvre Rameau! pourquoi ne composez-vous pas? — « Ah ! monsieur le philosophe, la cruelle chose que la misère! C’est le drap mortuaire du talent. Je la vois grinçant des dents, d’une langue sèche et brûlante demandant avidement et presque mourante quelques gouttes d’eau qui coulent à travers le tonneau des Danaïdes... Je ne sais si elle fortifie l’esprit du philosophe, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle refroidit terriblement la verve des poètes et des musiciens. On ne chante pas bien sous ce tonneau. »