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à ses pieds et voulût-elle lui conquérir le monde, jamais il ne sera le chef des Allemands. Thusnelda essaie une dernière fois de toucher ce cœur dégradé; elle ne lui parle plus de devoir, de patriotisme, elle lui tient le langage de la mère à l’enfant : « Quand tu étais tout petit, c’est moi qui guidai tes premiers pas; laisse-moi te conduire encore. » Vains efforts, vaines supplications d’une tendresse désespérée! Thumélicus repousse sa mère comme il a repoussé sa patrie. Que faire? A qui s’adresser? Si Mérowig et Thusnelda ont échoué, qui sauvera ce malheureux? L’héroïque obstination de Thusnelda tentera tous les moyens : la chaste veuve germaine implore le secours de Lycisca. « Il t’aime, dit la mère à la courtisane; fais un bon usage de ton pouvoir sur lui. Apprends-lui son devoir; dis-lui que là est le bonheur et la gloire de sa vie. Tu t’enfuiras avec nous, tu partageras son sort, tu seras la reine des Chérusques! » Voilà une scène hardie et qui a provoqué bien des reproches. Pour moi, je suis d’avis qu’elle est logiquement amenée, et qu’elle peint avec autant de force que de justesse l’exaltation de la veuve d’Armin. Réduite à ses dernières ressources, entre deux hontes elle choisit la moindre. La nécessité d’implorer cette courtisane est moins cruelle encore pour la princesse germaine que la douleur de voir son fils combattre dans le cirque sous le costume national, et la Germanie entière immolée en sa personne devant Caligula.

Lycisca est séduite un instant : recommencer une nouvelle vie, laver ses souillures, régner sur des hommes libres au lieu de servir de jouet à des esclaves, quel rêve! Mais ce n’est qu’un rêve; elle sait trop bien que cette vie nouvelle est impossible, et, avec une clairvoyance impitoyable, elle dissipe les dernières illusions de Thusnelda. « Si j’étais une femme, si ton fils était un homme, tes plans pourraient se réaliser. Je ne suis pas une femme, je suis une courtisane; Thumélicus n’est pas un homme, c’est un gladiateur. Lui, Thumélicus, commander à des hommes! Élevé à coups de fouet, il est fait pour obéir; mais vouloir, mais concevoir un plan et marcher hardiment au but, ce n’est point là son affaire. Et moi, que serais-je parmi les tiens? Les Barbares me mépriseraient autant que les Romains me méprisent. Non, si je dois régner un jour quelque part, ce ne sera que dans cette Rome impure, et s’il faut que je boive ma honte jusqu’à la lie, Rome me la versera du moins dans une coupe d’or. Adieu. Exécute tes projets d’évasion si tu peux, je ne te trahirai pas. Souviens-toi seulement de mes avis : quand on est tombé aussi bas que nous deux, Thumélicus et moi, c’est pour tomber plus bas encore. » Ainsi plus d’espoir, tout est fini, et comme pour sceller l’arrêt du destin, tandis qu’elle reste là immobile, la mère désolée, arrive un messager de César, apportant