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souples, vigoureux, habiles à manier le fer; dès qu’ils entrent dans l’arène et qu’ils voient sur les gradins ces milliers de spectateurs, ils ne se battent pas seulement pour défendre leur vie, ils se battent par amour de l’art. C’est le témoignage que leur rend Glabrion en les désignant tour à tour avec le fouet qui a servi à les instruire. En ce moment, ils semblent fort indifférens à toute chose. On dirait des hommes qui ne sont que sang et muscles, de vraies masses de matière où la lueur de l’esprit est depuis longtemps éteinte. Les seuls sentimens qu’ils éprouvent dans leur avilissement, ce sont des jalousies d’histrions. Celui-ci, Thumélicus, le plus jeune de tous, s’indigne de ce que Glabrion paraît lui préférer son camarade Kéyx, et, dès que le maître est sorti, le voilà qui provoque son rival. Kéyx et Thumélicus se battent à coups de poing, au milieu des gladiateurs, qui les regardent d’un œil hébété. Silence! voici Glabrion; le fouet siffle sur les épaules nues de Kéyx, et la paix se rétablit. D’où vient que Glabrion n’a pas fouetté Thumélicus? d’où vient qu’il le retient auprès de lui, tandis que les autres vont se coucher sous les arcades? A-t-il une raison particulière pour s’intéresser à ce jeune homme, ou bien serait-ce seulement que Thumélicus n’est pas encore assez corrompu et que son éducation n’est pas achevée? « Tu es fou, Thumélicus. C’est pour un éloge donné à Kéyx que tu t’irrites si fort contre lui? Je l’ai vanté au gardien du palais; il faut bien que le marchand fasse valoir sa marchandise. — Non, ne cherche pas à m’apaiser. Je tuerai Kéyx, il a insulté Lycisca. — Il a insulté Lycysca? Cela prouve que Lycisca le dédaigne. Ne t’inquiète pas pour si peu de chose. Apprends, du reste, une nouvelle qui pourra te réjouir : Lycisca nous suit à Rome. — A Rome, Lycisca! — Oui, elle s’est brouillée avec Marcus Bibius, tu sais, Bibius le boiteux, qui était son amant; elle a rompu avec lui, et elle vient chercher fortune à Rome. » Cette Lycisca est la fille de Glabrion, et c’est le père lui-même qui apprend au jeune gladiateur que sa fille est une courtisane. Tout avili qu’il est par la servitude, le jeune homme s’indigne. « Bon! crois-tu qu’elle puisse gagner sa vie à vendre des bouquets de fleurs? toi-même n’es-tu pas, corps et âme, la propriété de César? Elle non plus, elle ne s’appartient pas. Qui veut vivre doit servir; c’est la grande loi du monde. — Alors Kéyx avait raison, ses charmes sont à vendre, et moi... — Tu voudrais sans doute la posséder tout seul! imbécile! une belle femme, un beau soleil, appartiennent à chacun et à tous; on en prend sa part, sans porter envie au voisin. Allons, il faut que j’aille présenter mes hommages à César, et comme je ne veux pas de querelles pendant mon absence, je te défends d’aller rejoindre tes camarades; entre ici, dans ma chambre, qui s’ouvre sur ces jardins. Repose-toi en attendant l’heure du bain. Si je rencontre Lycisca, je te l’enverrai. »