Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et peuplé la grande vallée de la virginie. Va visiter cette Europe où le soleil se lève, où les peuples engourdis ne demandent à Dieu que le repos et la sécurité ; va voir Paris et Londres ; tu pourras être un honnête homme et un citoyen paisible, mais tu ne seras jamais un libre et glorieux Kentuckien.

— Que dites-vous d’un si beau discours, miss Alvarez ? dit Jeremiah en souriant.

— Je dis que Paul a parlé vaillamment, comme il sait agir, répondit Julia. Si j’étais Kentuckien, je ne céderais pas la place à un Yankee.

— Qu’est-ce que la mairie d’Oaksburgh, reprit Acacia, sinon le premier degré de l’échelle ? Qui t’empêche de devenir représentant au congrès, chef de parti, président des États-Unis, et de marcher l’égal des rois ? Est-ce l’exemple de James Knox Polk, l’ouvrier sellier, qui t’effraie, ou celui de Franklin Pierce, dont on pouvait faire un excellent greffier, et qu’on vient de nommer président ?

— Allons, puisque tu le veux, et que miss Alvarez pense qu’on ne doit pas reculer devant un Yankee, j’accepte. De ton côté, songe à combattre vaillamment.

— L’abbé Carlino me répond des Irlandais ; avec cinq ou six tonnes de lager-bier, j’aurai tous les Allemands. Notre ami John se charge de séduire les dames.

— Quel rôle jouent les dames dans les élections ? demanda l’Anglais.

— Le rôle principal, comme dans tous les pays du monde. Vos contes les amuseront, vos discours mystiques sur la double nature de l’homme les enlèveront au septième ciel, votre qualité d’Anglais fera le reste. A beau prêcher qui vient de loin… Quant à moi, je battrai la caisse pour tous dans mon journal, et je me charge des rafraîchissemens.

— En vérité, monsieur, dit Lewis, si je n’avais pas charge d’âmes et si je n’avais pas résolu de consacrer à l’abolition de l’esclavage les forces que Dieu m’a données, je quitterais le Kentucky aujourd’hui même.

— Pourquoi cela ? dit Acacia. Parce que vous êtes dans la coulisse et que vous voyez la peine que se donnent les machinistes. Croyez-moi, ne faites pas le dégoûté ; ce sera une fort belle pièce, et très applaudie le jour où nous la jouerons. Est-ce une comédie ou une tragédie ? Le jeune premier épousera-t-il celle qu’il aime, ou le héros sera-t-il assassiné par le traître ? Je l’ignore ; mais soyez sûr que vous ne vous ennuierez pas. Un jour, si vous retournez à Londres, vous aurez plaisir à raconter vos souvenirs à vos amis. Suivez seulement mon conseil, et, dans l’intérêt de vos doctrines, ne vous hâtez pas