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dinaire sur les émigrans irlandais. Ces pauvres gens, qui sont d’ailleurs, après les nègres, la race la plus maniable de la création, ont gardé de leur origine celtique une disposition naturelle à la paresse et aux batailles. Sur cent coups de poing ou de couteau, l’Irlande en donne ou reçoit quatre-vingt-dix. Que faire quand on aime à se chauffer au soleil ? On boit du whiskey, on se querelle, on se bat, et si l’on est armé, on se tue. Cette population errante et malheureuse, sur qui pèsera longtemps encore, même au-delà de l’Océan, le joug de l’implacable Angleterre, obéit, comme un troupeau de moutons, aux ordres de ses prêtres. Disons tout : sans les prêtres catholiques, la race irlandaise serait exterminée ou avilie depuis longtemps.

Voilà d’où venait la force de l’abbé. Heureux le candidat qui, dans les élections municipales, peut s’assurer le concours des poings irlandais ! son élection est certaine. Acacia le savait, et il alla rendre visite à Carlino. L’Italien était ambitieux. L’espoir d’obtenir, par l’influence d’Acacia, une cure, peut-être même une mitre d’évêque, le décida. Il promit le concours de ses Irlandais, et Acacia s’engagea de son côté à tenir à leur disposition pendant huit jours six tonneaux de bière, deux cents jambons et deux barils de whiskey.

En rentrant chez miss Alvarez, Acacia trouva Jeremiah Andersen et Lewis qui l’attendaient. La belle Julia leur tenait compagnie. L’Anglais, plongé dans la douce ivresse de l’amour, répondait à peine aux plaisanteries de Jeremiah. De son côté, Julia, qui était la coquetterie même, prenait plaisir à troubler par ses regards son grave et naïf adorateur. Dès son entrée. Acacia s’en aperçut, et en fut blessé.

— Elle ne m’aime pas, pensa-t-il, et il ne réfléchit pas qu’il n’était plus lui-même l’amant des anciens jours. Cependant il baisa tendrement la main de sa maîtresse et serra celle de ses amis.

— Tout va bien, dit-il, et nous gagnerons la partie.

— Quelle partie ? demanda l’Anglais.

— Celle que nous jouons contre Craig. Dans ce pays, tout est matière à élection, à discussion, à bataille. Il ne meurt pas un chat sans que les journaux l’annoncent, et, s’il est mort d’indigestion, expliquent au public le menu de son dernier repas. C’est ce qui rend l’Amérique si amusante, que je conseillerai quelque jour à tous les hypocondriaques d’Europe de venir la visiter. En France, Lyon crève de rage de n’être point Paris ; mais Oaksburgh n’envie rien à personne. On s’y prêche, on s’y injurie, on s’y tue comme à New-York ; personne n’a le spleen.

— l’Angleterre ne manque ni de journaux, ni d’élections, ni de coups de poing, dit fièrement John Lewis.

— Il vous manque, dit Acacia, cinq ou six races et religions en-