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qui n’ose se montrer et m’attaquer en face. Que puis-je faire à cela ? Tous les jours, aux portes d’Alger, un Arabe se cache derrière un buisson, et d’un coup de fusil assassine son ennemi sans être vu. C’est la méthode des barbares. Dans les pays civilisés, l’ennemi vous décoche une lettre anonyme, quelque bonne calomnie bien empoisonnée, qui doit tuer ou blesser mortellement son homme. Ce sont là les inconvéniens de la vie sociale.

— Est-ce une calomnie, dit Julia, que l’histoire de ce présent que tu as fait à miss Lucy Anderson ? Ne mens pas, Carlino l’a vu.

— Carlino ! Ah ! le traître ! Il paiera pour tous. Je lui apprendrai à m’espionner !

— L’abbé n’a rien fait que par mes ordres. Réponds-moi maintenant, âme déloyale et perfide, as-tu donné ce collier ?

— Ô sublime idiote ! Carlino ne t’a pas tout dit. Oui, j’ai donné un collier à miss Lucy, j’ai fait plus, j’ai donné une Bible à miss Deborah. Faut-il m’en accuser aussi ? Jeremiah est mon meilleur ami. J’ai fait sa fortune et la mienne, et sans lui j’aurais déjà cédé la place à cette âme damnée de Craig. Miss Lucy est, après toi, la meilleure musicienne d’Oaksburgh. J’ai compté sur elle pour l’orgue-harmonium dont je veux régaler le 15 juillet mes pratiques et celles de John Lewis. Ne lui dois-je pas quelque témoignage de politesse ?

La voix et le regard d’Acacia avaient plus d’éloquence que son discours. — Hélas ! dit Julia en pleurant, j’en mourrai ! Paul, au nom de Dieu et de notre amour, au nom du bonheur que je t’ai donné depuis trois ans, ne m’abandonne pas ! Je suis seule en ce monde, où tous me haïssent et me méprisent. Ce malheureux sang noir qui coulait dans les veines de ma mère me livre en proie à tous. Les femmes me détestent et m’envient peut-être, parce que je suis ta maîtresse, et les hommes me poursuivent de leur insolent amour. Plut à Dieu que je fusse esclave ! je sentirais moins durement ma misère.

— Ame de ma vie, dit Acacia, je jure de n’aimer que toi et de ne t’abandonner jamais ! Maintenant essuie tes beaux yeux ; les pleurs te vont mal. Si l’Anglais vient, je veux qu’il te voie telle que tu es, c’est-à-dire la plus belle et la plus gracieuse vipère de tout le Kentucky. Maintenant ne me reproche plus les présens que je fais à la famille Anderson. Tu vas voir, ingrate, si j’ai songé à toi.

En même temps il sonna.

— Dick, attelle les deux chevaux de pure race narragansett qui sont arrivés tout à l’heure de Louisville.

Julia poussa un cri de surprise et d’admiration à la vue de ces superbes animaux.

— Ceci est à toi, dit son amant. Crois-tu que cela ne vaille pas le collier et la Bible ?