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Il fit deux pas en arrière. C’était un bon petit abbé, grassouillet, parfumé, ambré de la plante des pieds à la racine des cheveux, qui avait grande envie d’un évêché et grand’peur du martyre. Certes il n’approuvait pas la liaison illégitime de Paul et de Julia, mais il approuvait encore moins qu’on le prît pour juge entre eux. Rusé comme un Italien et comme un jésuite, gourmand comme un chat, d’évêque, il craignait par-dessus tout de se faire des querelles. — On m’envoie, disait-il, dans ce pays de sauvages pour faire des conversions, et non pour choquer inutilement des gens irritables. Miss Alvarez était la plus généreuse et la plus riche catholique de tout le Kentucky ; Acacia, malgré son indifférence religieuse, était toujours prêt à souscrire en faveur de l’église catholique, la plus mal rentée de toutes les églises d’Oaksburgh : fallait-il, par un zèle inconsidéré, se fermer la porte d’une maison si hospitalière ? Tôt ou tard un bon mariage couvrirait ce désordre momentané ; fallait-il retourner en Italie et manger piteusement du macaroni tout le reste de sa vie ? Telles étaient les réflexions du bon abbé.

— Lisez donc, dit l’impatiente Julia.

Il vit que le chocolat était à ce prix, et, baissant la tête, il lut la lettre.

— Eh bien ! reprit-elle, qu’en dites-vous ?

Il leva les yeux au ciel, soupira, et se tut.

— Peut-on trahir plus cruellement une femme ? dit Julia.

— Hélas ! dit l’abbé, les hommes sont si méchans !… Je ne vois pas la signature.

— C’est une lettre anonyme, je le sais ; mais le coup n’en est que plus cruel. Ma honte est déjà publique ; tout Oaksburgh sait qu’il m’abandonne. Est-ce le prix d’un amour si fidèle ? car je n’ai aimé et n’aimerai jamais que lui. L’ingrat !

Carlino pensa à M. Sherman.

— Mon enfant, dit-il d’un ton doux et insinuant, voilà le châtiment sévère, mais équitable, que Dieu réserve à nos désordres. Si vous aviez épousé M. Acacia, vous ne craindriez pas une rivale.

— Taisez-vous, Carlino, répondit-elle, vos sermons sont insupportables. Prenez votre chapeau et vos gants, et courez chez miss Anderson.

— Oh ! dit-il un peu étonné.

— Et voyez si elle a reçu le collier dont parle la lettre.

— Vous n’y pensez pas, chère miss Alvarez ; moi ! un prêtre ! Sous quel prétexte ?…

— Avez-vous peur du contact des hérétiques ?

— Non, miss Alvarez. Décidément je ne le puis pas.

— Eh bien ! n’en parlons plus, dit-elle avec indifférence. Au moins, cher abbé, vous ne refuserez pas de déjeuner avec moi.