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l’âge de dix-huit ans, il n’avait connu en Algérie que des Moresques, des Espagnoles ou des Bédouines, femmes faciles que toute armée traîne à sa suite. Sans être beau, il avait sur le visage ce mélange de douceur et d’énergie qui plaît surtout aux femmes. Julia, déjà façonnée à l’amour par M. Sherman, son premier maître, aima passionnément son libérateur et devint sa maîtresse. Si le souvenir d’un premier amant ne l’avait retenu, Paul l’aurait tout d’abord épousée et conduite en France ; mais le fantôme de Sherman, sans troubler son bonheur présent, l’empêchait de croire qu’il pût être éternel. Disons tout, car notre héros n’était point parfait, il n’aimait plus Julia que par habitude, et, comme elle l’avait deviné, un nouvel amour qu’il ne s’avouait pas à lui-même remplissait déjà le cœur du lingot. Ce soupçon troublait la vie, jusque-là calme et heureuse, des deux amans.

— Il était bien pressé de me quitter et de rendre visite à la famille Anderson, pensait Julia.

Paul entra et embrassa tendrement sa maîtresse. — Eh bien ! dit-il, mon Anglais est casé et ne nous gênera pas, ma belle Julia.

— Je ne vous attendais pas si tôt, dit-elle.

— Ai-je mal fait ? veux-tu que j’y retourne ? J’étais menacé d’un thé : j’ai pris la fuite. Deborah, tout occupée d’établir la supériorité du sexe bavard sur le sexe barbu, n’a pas fait grand effort pour me retenir. Ce brave Lewis est une acquisition précieuse pour elle ; il écoute admirablement, qualité rare qui a fait la fortune de bien des gens.

— Miss Deborah était seule ?

— Oui,… je ne sais trop.

— Miss Lucy est-elle ici ?

— Je le crois. Je n’y ai pas fait attention.

— Ah !

Ce monosyllabe fut accentué d’une façon singulière. Paul regarda sa maîtresse et vit un nuage sur cette figure si bonne et si belle. Il se mit à genoux devant Julia et lui dit : — Que signifie cet interrogatoire, ma belle adorée ? Te défies-tu de moi ? Je t’aime de tout mon cœur, tu le sais bien, et je n’aime que toi. Pourquoi m’offenser par ces soupçons ? Quelle preuve veux-tu de mon amour ? que je monte dans la lune ? je vais chercher une échelle ; que je t’apporte les oreilles de Craig ? je vais aiguiser mon bowie knife.

— Je ne veux rien, dit Julia rassurée ; aime-moi toujours et soyons heureux. Qu’as-tu fait à Louisville ?

— J’ai pensé à toi.

— Fort bien ; mais tu pouvais y penser ici plus commodément.

— Eh bien ! j’ai vendu cent mille livres de poudre à la maison Woodman, et j’ai racolé un prêcheur pour mon église.