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J’ai quelque honte de l’avouer, la sévère Deborah avait d’abord regardé le lingot d’un œil plus doux. Dans les premiers mois de son séjour à Oaksburgh, il n’eût tenu qu’à lui d’épouser la savante puritaine ; mais il feignit de ne rien voir. Il tenait de son père cette maxime, qu’il ne faut jamais épouser une dévote et mettre Dieu entre sa femme et soi. Ajoutons que la science biblique de Deborah et son humeur impérieuse lui causaient une frayeur mortelle.

Après les premiers remerciemens, il expliqua l’objet de sa visite et pria miss Deborah de se charger de la guérison de l’Anglais, ce qu’elle fit avec une bonne grâce et un empressement dont Acacia fut surpris. Elle ajouta même que son frère serait charmé de lui donner l’hospitalité, et qu’elle ne ferait pas à un gentleman aussi distingué et à un digne serviteur de Dieu l’affront de l’envoyer dans un hôtel ou dans un boarding-house.

— Je vous remercie pour mon ami, dit le Français ; mais John Lewis ne sera pas réduit à cette nécessité. Miss Alvarez veut bien le recevoir sous son toit.

— Je le crois, reprit sévèrement Deborah ; mais il n’est pas convenable qu’un ministre de l’église réformée soit reçu dans la maison d’une papiste et d’une…

— Vous avez raison, interrompit brusquement Acacia. Miss Deborah, je vous livre mon ami. Songez qu’il doit prêcher dimanche prochain.

Il se leva pour partir.

— Mon frère Jeremiah va rentrer, dit timidement Lucy. Ne voulez-vous pas attendre le thé ?

Il parut ébranlé, mais une réflexion secrète le décida.

— Excusez-moi, dit-il, chère miss Lucy, je reviendrai demain. Aujourd’hui il faut que je règle quelques affaires trop négligées pendant mon absence.

L’Anglais le reconduisit seul jusqu’à la porte.

— Que voulait dire miss Andersen de miss Alvarez ? demanda-t-il. Le lingot sourit.

— Ce sont, dit-il, des querelles de femmes compliquées de disputes théologiques. Miss Alvarez est jeune, belle, catholique et fille de quarteronne ; c’est tout son crime.

En quelques instans, l’Anglais fut installé dans la maison, et sa blessure pansée.. Jeremiah Andersen entra et accueillit John Lewis comme un ami.

Jeremiah Andersen, grand et beau fermier kentuckien dont tous les traits marquaient la bonté, la force et la dignité, était le plus jeune de six frères dispersés aux quatre coins de l’horizon. L’un, vainqueur des Mexicains, s’était établi sur les bords du Rio-Grande ; un autre vendait à New-York du thé qu’il allait chercher à Shang-haï ;