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différent ; les hommes qui prirent part à ce mouvement oligarchique ne songeaient nullement à rétablir les choses sur l’ancien pied. Lorsque l’impératrice Elisabeth se saisit du pouvoir, les mécontens avaient beau jeu : on pouvait croire qu’ils allaient prendre en main la direction des affaires ; mais il n’en fut rien. Le gouvernement resta fidèle de tout point aux principes qui avaient triomphé lors de la fondation de l’empire. Cela prouve, avec une entière évidence, que les prétentions du parti vaincu ne reposaient aucunement, comme on l’affirme, sur une base nationale.

L’histoire secrète de la cour de Russie au XVIIIe siècle inspire encore une réflexion qui n’est pas moins importante. Puisque la Russie a supporté cette longue période de folies désastreuses, il faut reconnaître qu’elle est fortement constituée ; peu de pays auraient résisté à un pareil régime. Au reste, si les désordres auxquels nous venons de faire allusion n’ont point causé plus de ravages dans son sein, c’est encore à Pierre Ier qu’il faut remonter pour trouver de ce fait remarquable une explication suffisante. On a souvent blâmé ce souverain d’avoir élevé, par ses réformes, une barrière infranchissable entre la noblesse et le peuple. Ce reproche est fort irréfléchi : si les rapports qui existent entre le peuple et la classe noble avaient été aussi intimes au dernier siècle que dans les temps anciens, le scandaleux exemple que donnait la cour aurait altéré, beaucoup plus profondément qu’il ne l’a fait, la naïve simplicité des mœurs nationales. C’eût été un grand malheur pour la Russie, car, une fois qu’il aura dépouillé les mœurs de ses pères, le peuple russe y perdra promptement les rares qualités qui le distinguent, et sur lesquelles reposent les destinées du pays.

Attendra-t-on longtemps encore avant d’autoriser les historiens russes à dévoiler les déplorables désordres qui forment le sujet de cet ouvrage ? Lorsque, il y a un siècle environ, on adressait à l’illustre auteur de l’Histoire de l’empire de Russie sous le règne de Pierre le Grand des manuscrits pleins de révélations intéressantes, mais un peu trop véridiques, sur le caractère et la vie privée de son héros, il se gardait bien d’y rien puiser. « Les vérités, répondait-il prudemment, sont des fruits qui ne doivent être cueillis que bien mûrs. » Ce temps est arrivé pour Pierre Ier ; la plupart des faits que Voltaire avait cru devoir passer sous silence sont maintenant connus parmi nous, et un auteur russe qui a entrepris dernièrement de raconter la fondation de l’empire, M. Oustrialof, a vu s’ouvrir devant lui, par ordre du gouvernement, les archives les plus secrètes. On ne tardera pas sans doute à accorder la même faveur aux écrivains qui voudront s’occuper des règnes suivans ; le gouvernement russe est maintenant assez fort et assez sage pour n’avoir point à redouter que l’on divulgue les honteuses faiblesses de ses prédécesseurs. En attendant, les pages que nous venons de parcourir pourront être utilement consultées par tous ceux que la curiosité ou un motif plus sérieux engageront à étudier l’histoire de Russie dans les temps qui suivirent le règne de Pierre le Grand.

H. Delaveau.

V. de Mars.