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qui vouent leur vie entière à l’étude d’un seul homme, et le héros qu’il a choisi est Shakspeare. On a de lui une Histoire de la Poésie dramatique des Anglais au temps de Shakspeare, une édition religieusement surveillée des œuvres de Shakspeare, un très curieux ouvrage intitulé Bibliothèque de Shakspeare, où les romans, les nouvelles, les poèmes, les légendes, qui ont servi de texte à cette puissante imagination, sont recueillis avec un zèle infatigable et expliqués avec une érudition très sûre. Les publications de la Société de Shakspeare, dont M. Collier est membre, contiennent un grand nombre de ses opuscules, toujours consacrés aux mêmes recherches. — Shakspeare und keine Ende ! Toujours Shakspeare, Shakspeare sans fin ! — disait Goethe, fatigué des imitateurs du poète anglais. Ces mots, que l’auteur de Faust écrivait dans un moment d’humeur et d’ironie, sont la devise très sérieuse de M. Collier. Assurément un tel homme, un de ces Shakspeare’s scholars dont la dévotion poétique est si entière, ne devait pas être facilement dupe d’une illusion. Avant de toucher au texte de Shakspeare, il devait être bien sûr de l’autorité qu’il invoquait, et l’on comprend sans peine que l’annonce de M. Collier ait été un véritable événement littéraire.

Ce n’était pas d’ailleurs M. Collier qui soulevait pour la première fois la question du texte de Shakspeare : Il y a longtemps que des critiques de diverses écoles, signalant des obscurités, des non-sens, des contradictions dans les vers et la prose du grand poète, y voyaient de grossières erreurs des copistes, et s’efforçaient de les rectifier. Shakspeare, dans l’abondance de ses inspirations, dans l’entraînement de sa vie et de ses succès de comédien, s’était montré bien indifférent aux destinées de sa parole écrite. La moitié de ses comédies et de ses drames avaient été imprimés de son vivant sans qu’il en eût surveillé ou même autorisé la publication. La première édition de ses œuvres complètes (à l’exception d’une seule pièce, Périclès, prince de Tyr, qui ne s’y trouve pas) fut donnée sept ans après sa mort (1623), en un gros volume in-folio. Les éditeurs étaient des amis du poète, ses camarades de théâtre, et leur publication portait ce titre : Comédies, histoires et tragédies de M. William Shakspeare, publiées d’après les copies originales et authentiques. Malheureusement cette édition, si précieuse par son origine, est un des ouvrages les plus défectueux qui soient sortis de la presse ; les fautes typographiques y abondent. Quand ce ne sont que des fautes d’orthographe, le lecteur peut les rectifier sans peine ; mais que dire des fautes de ponctuation, des transpositions de lignes, des vers imprimés en prose, de la prose disposée en forme de vers, des désignations erronées de personnages, des paroles enlevées à celui-ci et données à celui-là, enfin de maintes inexactitudes qui défigurent l’œuvre du maître ? Pour ne parler que des errores minores, comme dit M. Collier, c’est-à-dire des fautes que le lecteur peut corriger à première vue, le savant critique n’en compte pas moins de vingt mille. Une seconde édition, également in-folio, parut neuf ans après (1632) ; il y en eut deux autres, en 1664 et en 1685. De ces quatre éditions in-folio, la première et la seconde offrent seules de l’intérêt, la première parce que, malgré ses fautes, elle donne le texte unique dont la critique puisse faire usage ; la seconde parce qu’elle contient plusieurs corrections utiles du texte de la première, corrections très insuffisantes, il est vrai, et mêlées elles-mêmes à des erreurs nouvelles.