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une dernière indignité. Il ira à Hombourg jouer sa petite fortune : s’il la triple, il épousera Cyprienne ; s’il la perd, eh bien ! Que la volonté du destin s’accomplisse. Il était vraiment bien inutile que M. Augier fît commettre à son héros cette folie coupable, qui d’ailleurs ne convient pas à son caractère. Jouer sa destinée à pile ou face, c’est là une lâcheté d’homme romanesque ou de poète ; or Philippe est trop de son siècle pour être poète, et le caractère que l’auteur lui a prêté est loin d’être romanesque. Il revient ruiné à la ferme de son beau-frère Hubert, et il retrouve Cyprienne toujours aussi aimante, aussi prête au dévouement qu’avant sa ruine. Cyprienne lui pardonne ses erreurs, ses trahisons et sa dernière sottise, et Mme Huguet, qui ne respire plus depuis quelques semaines l’air corrupteur de la grande ville, se laissant attendrir sans doute par les influences de la nature, consent au mariage qu’elle avait d’abord repoussé. Cyprienne et Philippe se marient donc malgré l’exiguïté de leur fortune, ils seront heureux s’ils n’ont pas beaucoup d’enfans. Le dénoûment est un peu précipité et pouvait être meilleur ; mais nous ne songerons jamais à reprocher ses dénoûmens à un poète dramatique ou à un romancier, sachant bien qu’en toute œuvre d’art il faut finir, bon gré, mal gré.

L’action de ce drame est, comme on le voit, à peu près nulle : il se compose d’une situation morale et de deux caractères ; mais cette situation morale est bien étudiée, et ces deux caractères sont rendus avec une grande force. Les autres personnages, Cyprienne, Mathilde, Hubert, sont dessinés avec toute la grâce et tout l’esprit qui distinguent le talent de M. Augier. En résumé, cette comédie est un très grand progrès sur les œuvres précédentes de l’auteur. Jamais M. Augier n’a été aussi franc, aussi naturel ; jamais il n’a fait un usage aussi parfait de cette familiarité qui recommande son style, quand il est dans ses jours de véritable inspiration ; jamais il n’a moins mérité le reproche que nous avons eu à lui adresser, d’aimer à parer, à orner la simplicité. Après de longues erreurs et bien des courses aventureuses dans le pays de la fantaisie, il aborde enfin à la terre qui est la vraie patrie de son esprit. Qu’il reste dans les domaines de la réalité, dont il n’aurait jamais dû s’écarter. L’auteur est maintenant dans sa voie, qu’il y persévère, nos applaudissemens l’accompagneront. C’est un succès, et un succès mérité. Que les jeunes gens aillent écouter cette comédie : ceux qui ont déjà trop vécu n’y retrouveront pas sans doute tout ce qu’ils ont senti et ’souffert ; mais ceux qui n’ont pas encore assez vécu y verront comme en un miroir les tentations qui les assiègent et les petites lâchetés qu’ils sont peut-être en train de commettre.


EMILE MONTEGUT.