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de l’insurmontable routine à laquelle seraient livrés les colons. Or il faut avouer que leurs premiers efforts pour réorganiser autour d’eux le travail ne justifient en rien ce reproche. À l’époque même où la métropole sacrifiait dans cette matière l’examen réfléchi des expédiens pratiques à la bruyante discussion des théories, les colonies s’évertuaient a trouver des combinaisons de travail libre qui présentassent : d’autres apparences que celles du travail esclave. Système de la tâche, métayage au produit brut d’une fraction de terre donnée tel que nous le connaissons en France, métayage collectif du domaine avec partage du produit brut suivant les capacités, partage proportionnel du revenu net, salaire gradué par catégories de forces et d’aptitudes, le planteur essaya de tout. Les années 1849, 1850 et 1851 se passèrent en tâtonnemens d’autant plus laborieux, que l’exercice des droits politiques entretenait une dangereuse effervescence parmi les populations rurales. C’est la période marquée par ces trois dates qui vit réellement éclater la crise provoquée, par l’émancipation. Votée en principe dès le commencement de 1849, l’indemnité ne put entrer en distribution que dans le courant de 1850, et, privées d’une ressource qui leur eût été si précieuse à ce moment de lutte suprême, on vit s’affaisser, peut-être pour ne jamais se relever, plusieurs vieilles familles créoles dont le nom avait noblement figuré dans les fastes de leur petit pays.

Les récoltes de 1849 et 1850 peuvent faire juger de l’intensité de cette crise, car, quoique en grande partie plantées sous le régime de l’esclavage, elles ne donnèrent à la fabrication : pour la Martinique, la première que 19 millions de kilogrammes, la seconde que 16 millions ; pour la Guadeloupe, la première que 17 millions, la seconde que 13 millions. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que c’est au premier produit du travail libre, c’est-à-dire celui de la récolte de 1851 mise en terre depuis l’émancipation, que commence un mouvement de reprise désormais continu. Ce produit fut de plus de 23 millions de kilogrammes pour la Martinique, et de plus de 20 millions pour la Guadeloupe.

Pendant que la crise sévissait si cruellement aux Antilles, pendant qu’elle ruinait complètement la Guyane[1], l’île de la Réunion traversait,

  1. Si nous n’avons point jusqu’ici nommé la Guyane, c’est que la ruine de cette colonie, comme établissement agricole, était en quelque sorte inévitable. Certes on ne pouvait songer à l’excepter de la grande mesure de l’abolition, et cependant il n’était que trop évident qu’une population de 12,000 noirs, que l’esclavage avait pu concentrer dans quelques domaines disséminés sur un immense territoire, ne manquerait pas, une fois rendue à la liberté, de se fondre pour ainsi dire dans l’étendue de cette superficie. C’est ce qui est arrivé, et, à de très rares exploitations près qui luttent encore, la Guyane est un pays dont la colonisation doit être reprise à nouveau, si la métropole veut tirer parti de ses magnifiques ressources productives et minières.