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sans attrait ; c’est un champ de bataille meurtrier, mais sans gloire et sans honneur. Les exigences matérielles du corps sont devenues la principale préoccupation de l’homme ; la grande affaire de l’existence, c’est boire et manger, et ce but peu glorieux n’est cependant pas toujours facile à atteindre. Au sein de la civilisation la plus raffinée, l’homme retourne ainsi peu à peu à son point de départ, et redevient dans les rues de nos grandes capitales ce qu’il était dans les forêts primitives, un pauvre animal sauvage, criant après sa proie comme la bête affamée, aux aguets au coin des bornes comme le tigre dans les jungles, et se condamnant à un travail acharné pour acheter, comme le nègre de Guinée, un caleçon qui couvre ses nudités, quelque poison alcoolique qui procure l’oubli. Dans cette société si riche et si nécessiteuse, le jeune homme ne peut trouver sa place qu’en consentant à ne pas avoir les sentimens de son âge ; d’ailleurs, qu’il consente ou non, il ne les gardera pas longtemps. Il aura d’abord les fiertés de la jeunesse, il luttera ; mais bon gré, mal gré, il s’affaissera et finira par succomber. Enfin, dernière misère, il ne rencontrera autour de lui pour le soutenir dans la lutte que des contradicteurs : ce sont ses proches, ceux qui sont les gardiens naturels de son honneur et de ses vertus, qui lui conseilleront la lâcheté. Un ami perfide ne le conseillerait pas mieux que la tendresse de ses parens, et les insinuations d’Iago ne conduisent pas Othello dans l’enfer de la jalousie par une pente plus douce que les sollicitations incessantes d’une mère ambitieuse ne peuvent conduire le jeune homme à un succès sans gloire et à une fortune sans bonheur.

Telle est la donnée de la nouvelle pièce de M. Augier ; encore une fois, elle est simple et elle est vraie. L’auteur en a-t-il tiré tout ce qu’elle contenait ? Le sujet étant admis, on aurait voulu peut-être plus de mouvement et d’animation, une intrigue plus compliquée, une action moins languissante. On aurait voulu aussi un plus grand nombre de personnages et une plus grande variété de caractères. À mon avis, le défaut principal de cette pièce est un trop grand calme et une trop grande tranquillité ; on n’y entend pas assez le tapage assourdissant de notre société moderne, le bruit de cette foule affairée qui s’agite pour vivre et qui y réussit à peine. Tout se passe tranquillement, entre quatre murailles, dans le salon de Mme Huguet, où son fils vient nous raconter ses luttes et ses dégoûts. M. Augier n’a pas encore assez d’audace pour tenter de trop hasardeuses entreprises ; il s’est contenté d’une situation unique et de deux ou trois caractères, et peut-être après tout a-t-il » eu raison. Si nous ne, voyons pas tout ce que l’auteur aurait pu nous montrer, nous devinons et nous soupçonnons tout ce qu’il nous a caché. Philippe Huguet et sa