Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/948

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et trop tard venus pour avoir partagé les folies romantiques, s’avisent un jour de mettre dans le roman et sur la scène les petites misères de leur jeunesse et la vie de bohème que la nécessité les avait pendant un temps contraints de mener. Ils ont réussi ; aussitôt le troupeau des imitateurs s’est précipité à leur suite. D’ici à peu de temps, nos nouveaux romanciers auront donc énuméré, compté et décrit toutes les marmites ébréchées qui peuvent se rencontrer dans les loges de portiers parisiens. Maintenant étonnez-vous que la France soit le pays de l’art de convention et la patrie de Campistron, de M. Bouchardy et de M. Barrière !

Je n’ai jamais pu lire ou voir représenter une des pièces de M. Emile Augier sans que ces réflexions se présentassent à mon esprit. Bon gré, mal gré, je me posais toutes ces questions. — A-t-il fait tout ce qu’il devait faire pour découvrir son originalité ? N’a-t-il pas peur de se montrer tel qu’il est, et ne travaille-t-il pas de son mieux à fausser sa nature ? Telle scène n’est-elle pas une concession au faux goût du jour ou à la morale en vogue pour le quart d’heure ? S’il ne montre pas plus de hardiesse, n’est-ce pas qu’il a peur de compromettre son succès, et s’il obéit à telle réaction à la mode, est-ce librement, de son plein gré, ou n’est-ce pas plutôt pour se laisser porter à la renommée par le facile courant de l’opinion ? Je ne sais si M. Augier a négligé de chercher son originalité, ou si cette originalité lui a fait peur, et s’il l’a réprimée par prudence ou timidité ; mais ses écrits expriment assez bien l’hésitation d’un homme qui voudrait paraître autre qu’il n’est, et dont la nature véritable se trahit en dépit de ses efforts. À côté d’une tirade franche et vigoureuse se dresse une tirade pleine de prétention poétique ; des mièvreries sentimentales usurpent tout à coup la place du langage familier, dans lequel l’auteur excelle cependant ; le faux et l’artificiel se mêlent au naturel et au simple ; on sent que le poète s’épuise en labeurs malheureux pour fausser une nature richement, douée et gâter un talent réel. Soit que, faute de s’être interrogé, il ne connaisse pas sa force véritable, soit qu’il obéisse à ce mauvais génie qui nous souffle à l’oreille que les qualités d’autrui sont préférables aux nôtres, M. Augier semble faire tout au monde pour éviter d’être ce qu’il est. Il possède les dons les plus heureux, et il s’applique depuis quinze ans à leur faire produire des fruits et des fleurs dont le germe n’est pas en eux. Ainsi il sait plaisanter, et il a l’esprit naturellement railleur ; mais le trait comique, qu’il sait lancer à merveille, ne lui suffit pas, il faut qu’il l’aiguise, qu’il l’amincisse, qu’il le tourne en pointe. Le trait était primitivement Vigoureux, il croit mieux faire en le rendant ingénieux. Sa dualité dominante est la gaieté, une gaieté franche et de bon aloi ; dans tel passage, on salue volontiers en lui un arrière-petit-fils