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aux illisibles tragédies de Voltaire. Ne lui demandez pas si l’œuvre sur laquelle il doit se prononcer est bonne ou mauvaise ; l’étiquette de l’œuvre lui suffit : le roman, genre secondaire, la tragédie, genre sérieux, et tout est dit. Il sera toujours plus honorable chez nous d’avoir fait une mauvaise tragédie que d’avoir fait un conte admirable ; Zaïre éclipsera toujours Candide, et M. Ponsard aura toute la popularité à laquelle n’atteindra jamais M. Mérimée. Il en est ainsi dans tous les autres arts. Un peintre d’animaux, si habile qu’il soit, ne passera jamais pour un grand artiste ; mais si quelque pauvre diable, sans imagination et sans génie, s’avise de barbouiller de ridicules tableaux de sainteté ou de maussades tableaux d’histoire, le public lui sait le meilleur gré de ses impuissantes aspirations. Cette singulière méthode de juger les œuvres de l’esprit pourrait, je le sais, être défendue avec succès : on pourrait dire qu’elle a son origine dans un sentiment très élevé, l’amour des choses nobles et sérieuses ; mais on pourrait répondre aussi qu’elle gêne la liberté de l’esprit, qu’elle éloigne le talent de la vérité et de la nature, et qu’elle n’est après tout qu’un reste de l’ancien régime qui a survécu à toutes nos révolutions et dont il serait temps enfin de nous débarrasser. Cette méthode de jugement, cette distinction tranchée entre les genres littéraires, cette habitude de classer les œuvres, non d’après leur valeur, mais d’après leur étiquette, viennent en droite ligne d’une époque à jamais glorieuse, mais qui, malgré toutes ses gloires, a été et sera longtemps encore funeste à l’intelligence française, je veux dire le siècle de Louis XIV. Ces habitudes d’esprit pouvaient être excellentes pour le public très restreint et très raffiné de cette époque, mais de notre temps elles sont un préjugé, un ridicule et une preuve de mauvais goût. Quand je vois un homme de mon temps admirer une médiocre tragédie, parce que c’est une tragédie, l’idée du Bourgeois Gentilhomme se présente aussitôt à mon esprit, et je crois avoir sous les yeux M. Jourdain en personne. Cette détestable manière de juger est donc très défavorable à l’art et à la littérature ; elle décourage l’artiste ou le poète, qui, s’effrayant des dédains du public lettré, fait alors tout ce qu’il faut pour fausser sa nature. Désireux d’atteindre à la renommée, il cherche les qualités qui lui manquent, et trouve les défauts qu’il n’avait pas. Il était franc d’allures, il se fait prétentieux ; il excellait dans le style familier, il se guinde pour attraper le sublime, qui s’obstine à le fuir. Il gâte son talent, mais il a la gloire d’avoir tenté des assauts dont il est sorti écloppé et invalide pour tout le reste de ses jours. Et le public et la critique, loin de blâmer ses tentatives criminelles, lui en savent bon gré, et l’encouragent à recommencer. La littérature et l’art véritable en souffrent,