Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/941

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’artistes, de poètes, de gens de lettres qui l’ont aussi servie à leur manière, en l’instruisant et la charmant.

Loin de nous l’esprit fatal du XVIIIe siècle, contempteur du passé et dédaigneux de la France ! Rendons justice à tous les autres pays ; honorons leur génie, mais gardons le nôtre. Un peuple, une race, c’est un certain génie empreint partout, dans la langue, dans la religion, dans les institutions, dans les mœurs, et qui persiste jusque dans les changemens inévitables que le mouvement des temps entraîne à sa suite. Dès que ce génie s’altère, doute de lui-même, porte ses regards vers un modèle étranger, la nation est en péril : il lui faut, à tout prix, reconquérir la conscience d’elle-même, et pour cela resserrer la chaîne de ses souvenirs, se retremper dans son histoire, et raviver le culte de ses grands hommes, illustres représentons et gardiens fidèles de l’esprit des peuples. Sachons-le bien en effet, individus et nations, c’est notre propre idéal que nous devons poursuivre, car tout autre ne nous convient pas, et nous échappe nécessairement. Si la France veut être grande, en quelque genre que ce soit, qu’elle commence par n’imiter personne, qu’elle demeure elle-même, se résignant à ses défauts tout en s’efforçant de les diminuer, et développant et perfectionnant ses admirables qualités, qu’il lui est aisé de reconnaître toutes vivantes dans son histoire, surtout aux époques où elle a été l’exemple et la lumière du monde.

Pour nous, obscur serviteur de la France, mais qui ressentons pour elle une, de ces tendresses passionnées et obstinées qui résistent à toutes les épreuves, nous qui remercions Dieu de nous avoir donné une telle patrie, qui avons foi en elle et dans ses destinées, qui l’honorons et l’aimons chaque jour davantage, à mesure que nous la connaissons mieux, et qui, n’en déplaise à de graves étourdis, ne mettons au-dessus d’elle aucune nation sur la terre[1], nous

  1. Si c’était ici le temps et le lieu, nous demanderions, sans même entrer dans les soixante dernières années si riches et si pleines, et eu nous renfermant dans l’ancienne France, nous demanderions en quel pays de l’Europe on trouve de plus dignes magistrats, de plus vertueux citoyens que Jean de La Vacquerie, Michel de Lhôpital, Matthieu Molé, Vauban, Malesherbes ; de plus grands hommes d’état que Charlemagne, Philippe-Auguste, saint Louis, Louis XI, Henri IV et Richelieu ; de plus grands capitaines dans un seul et même siècle que Condé, Turenne, Luxembourg, Conti, Catinat, Villars, Vendôme ; un plus grand métaphysicien et un plus grand géomètre que Descartes ; un plus grand tragique que Corneille, un plus grand comique que Molière, un plus grand fabuliste et un plus grand lyrique à la fois que La Fontaine ; de plus grands prosateurs que Froissard, Rabelais, Montaigne, Pascal, Bossuet, Saint-Simon ; un publiciste d’un esprit plus vaste et plus sûr que Montesquieu ; des peintres de la nature plus savans ou plus touchans que Buffon et Rousseau ; une femme de plus de génie que Mme de Sévigné ; un homme de plus d’esprit que Voltaire ; dans les arts mêmes, de plus grands architectes que ceux de nos vieilles cathédrales, et plus tard Pierre Lescot, Jean Brillant, Philibert Delorme, de Brosse, Le Mercier ; un sculpteur plus puissant et plus expressif, après Michel-Ange, que Jean Cousin, plus gracieux que Goujon, Pilon ou Sarazin ; un peintre plus philosophe, d’une conception et d’une composition plus profonde que Poussin, ou plus pathétique que Lesueur, ou plus habile paysagiste que Claude ; un peuple enfin qui en tout temps et en tout genre ait été et soit encore un plus admirable instrument entre les mains du génie, plus amoureux et plus capable des grandes choses, plus docile à qui sait le conduire, plus dévoué lorsqu’il sent qu’on l’aime, plus énergique à la fois et plus souple, et, quand on le croit écrasé sous la tempête, se relevant le lendemain aussi fort que jamais ; peuple léger en apparence parce qu’il est aimable et humain, et qui a accompli les trois plus grandes entreprises des temps modernes : la constitution du moyen âge sous Charlemagne, la conversion de la monarchie féodale en une monarchie administrative, et ce que d’un bout du monde à l’autre ou appelle la révolution française. Le problème de la liberté politique n’est pas encore résolu, il est vrai ; mais le problème tout autrement important de la liberté civile l’est depuis cinquante années pleinement et irrévocablement. Des flancs de la révolution de 1789 est sortie une société telle que l’œil des hommes n’en avait point encore vue, à la fois monarchique et démocratique, fondée sur l’égalité de tous devant la loi, avec une hiérarchie puissante, création originale et magnifique de l’esprit français destinée à faire le tour du monde, selon la parole prophétique de Mirabeau, et que chaque jour sous nos yeux l’Europe entière nous emprunte. Non : deux millions de nos frères ne sont pas morts en vain sur les champs de bataille de la révolution, car le vrai but de cette révolution est atteint. Reste une grande tâche, entièrement différente de la première, celle de l’établissement de la liberté politique : ce sera l’œuvre de notre siècle. Elle exige de longs tâtonnemens et des expériences douloureuses. Pour y réussir, la première, l’impérieuse condition est de laisser là toute imitation, soit de l’antiquité, fort belle assurément, mais qui n’a rien à démêler avec nous, soit même de l’Angleterre, qui a son génie à part qu’elle a mis dans ses institutions, et dont l’ardent et profond patriotisme doit seul nous faire envie, soit surtout de l’Amérique, qui, éclose hier au bord de l’Océan, dispersée en d’immenses déserts, ne sachant pas où elle va, s’abandonne à ses instincts aventureux et se joue encore impunément du temps et de l’espace. Nous, vieille nation rajeunie et retrempée par la révolution française, entourés de toutes parts de puissans voisins qui nous admirent, nous redoutent et nous surveillent, nous avons une situation et une destinée particulières : il nous faut donc rechercher de sang-froid le régime politique que réclament et comportent nos vrais besoins, notre propre caractère, nos qualités et nos défauts, le génie enfin de notre race, tel qu’il reluit dans notre histoire. Le régime constitutionnel est, nous en sommes convaincu, le besoin et le vœu de la France ; mais-il admet bien des combinaisons et des formes diverses : l’erreur est de le voir dans un type unique, et dans un type étranger.