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en laid son siècle, comme la bonne et honnête Mlle de Scudéry l’a peut-être peint un peu trop en beau. Tallemant des Réaux a dit le premier : « Il ne faut chercher dans le Cyrus que le caractère des personnes, leurs actions n’y sont pas[1]. » Ainsi la vie privée des personnages mis en scène était dérobée à des regards profanes, et leurs portraits seuls, d’ordinaire un peu flattés, étaient exposés à la lumière. Il n’est donc pas étonnant que particulièrement les femmes fussent fort aises et briguassent même l’honneur d’avoir une place dans le roman de Mlle de Scudéry ; mais il n’était pas facile de les satisfaire sur tous les points : elles étaient mécontentes, l’une de ce trait-ci, l’autre de celui-là, attestant par leurs plaintes mêmes que l’aimable peintre n’avait pas sacrifié la vérité au désir de plaire, et que ses portraits étaient ressemblans, puisqu’on s’y reconnaissait fort bien, sans s’y trouver tout à fait comme on l’aurait désiré[2].

Quelque temps la fidélité des peintures suffit à trahir les originaux aux yeux des contemporains. Tallemant en désigne plusieurs. Quinze ans déjà passés, Mme de Sévigné, écrivant en 1671 à sa fille, gouvernante de Provence, lui parle d’une dame de Marseille, encore fort agréable, mais autrefois très brillante, et qui fut, dit-elle, l’héroïne de la plus jolie histoire du Cyrus[3]. Cependant de bonne heure le besoin d’une clé se fit sentir. On en fit une, Tallemant l’atteste ; mais elle se perdit, ou du moins on ne suit plus sa trace vers la fin du siècle, quand précisément elle devenait indispensable, car l’oubli va vite dans la famille des hommes : les petits-fils ont peine à reconnaître les images de leurs aïeux ; les générations se pressent et se précipitent, chacune occupée d’elle-même, étrangère et indifférente à celle qui l’a précédée. Quelques grandes figures surnagent, que la gloire rend toujours présentes ; les autres s’en vont au néant, et les portraits qui en subsistent, s’ils ne sont accompagnés d’une inscription prévoyante), deviennent bientôt d’indéchiffrables hiéroglyphes. Combien de fois, tout en sachant déjà que le Cyrus était une suite de portraits du XVIIe siècle, et de l’époque même que nous avons le plus étudiée, sommes-nous resté incertain devant les peintures les plus vives, les plus frappantes de Mlle de Scudéry, réduit à des conjectures qui s’élevaient dans notre esprit pour en disparaître aussitôt, se chassant et se détruisant les unes les autres, et nous laissant dans une obscurité profonde, avec le triste sentiment de la misère de nos travaux et du peu que nous savons de cette société hier encore éclatante et radieuse, et déjà tombée dans les ombres de la mort !

Bien sûr cependant qu’il y avait eu autrefois une clé du Cyrus,

  1. Tallemant des Réaux, t. V, p. 275.
  2. Tallemant, ibid.
  3. Lettre du 13 mai 1671.